8 mars 2009, conférence de Carême : « Jésus, Messie d’Israël ? »

Par M. Giorgio Agamben, philosophe, et le Père Éric Morin, bibliste.
Il s’agit d’éclairer la question du messianisme de saint Paul, de présenter et de discuter l’enjeu de sa christologie dont l’influence dans l’histoire dépasse les frontières visibles de l’Église pour rencontrer les fondations de la pensée occidentale.

Biographies des conférenciers

M. Giorgio Agamben : Philosophe italien, né a Rome en 1942, Giorgio Agamben a fréquenté les séminaires de Heidegger au Thor en 1966 et 1968. Il enseigne actuellement à l’université IUAV de Venise et au Collège de philosophie à Paris. Avec son ouvrage en plusieurs volumes Homo Sacer (1995-2008) il a ouvert une nouvelle direction pour la philosophie politique. Il a publié un commentaire à l’Epitre aux Romains (Le temps qui reste, 2000) et a travaillé sur la relation entre théologie et politique (Le Regne et la Gloire, 2008). En 2006 a reçu le Prix européen de l’essai Charles Veillon pour l’ensemble de son œuvre.

Le Père Eric Morin est né en 1963. Titulaire d’un baccalauréat de philosophie et d’un doctorat en théologie biblique, il est également diplômé de l’Ecole biblique et archéologique française. Ordonné prêtre en 1992 pour le diocèse de Paris, il est, depuis 2003, curé de Saint-Jean-Baptiste de Belleville (19e). Depuis 1994, il donne plusieurs cours publics sur St Paul à l’Ecole Cathédrale. En 2008-2009, il enseigne également à la faculté Notre-Dame (Paris) un séminaire sur Saint-Marc. En 2008, il a rédigé le guide de lectures proposé par les évêques d’Ile-de-France « Une année avec saint Paul » et plusieurs ouvrages dont « Paul serviteur de notre joie », Éditions Parole et Silence, 1999, Paris et « Les Corinthiens face à l’oracle de la Nouvelle Alliance ». (Études Bibliques, MM. J. Gabalda et Cie Éditeurs).

« Jésus, Messie d’Israël ? »

 Lire le discours d’introduction du Cardinal André Vingt-Trois

Tous les textes des conférences ont été publiés le 5 avril 2009 aux éditions Parole et Silence.

Écouter la conférence :

2e conférence de Carême
8 mars 2009

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Conférence de Carême : le débat au Collège des Bernardins

Texte de la conférence de M. Giorgio Agamben

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L’église et le royaume

L’adresse de l’un des textes les plus anciens de la tradition ecclesiastique, la lettre de Clément aux Corinthiens, commence par ces mots : “L’Eglise de Dieu en séjour à Rome à l’Eglise de Dieu en séjour à Corinthe”. Le mot grec paroikousa, que j’ai traduit “en séjour”, désigne le séjour de l’exilé, du colon ou de l’étranger par opposition a l’habitation à demeure du citoyen, qui se dit en grec katoikein. Je voudrais reprendre cette formule pour m’adresser ici et maintenant à l’Eglise de Dieu, en séjour ou en exil à Paris. Pourquoi choisir cette formule ? C’est que le sujet de ma conférence est le messie et paroikein, vivre en séjour, est la définition même de l’habitation du chrétien dans le monde et de son expérience du temps messianique.
C’est un terme technique, ou quasi technique, car la première lettre de Pierre (17) appelle le temps de l’Eglise ho chronos tes paroikias , le temps de la paroisse, pourrait-on traduire, si l’on se souvient que paroisse ici signifie encore “séjour en étranger”.
Le terme “séjour” n’implique rien quant à sa durée chronologique. Le séjour de l’Eglise sur la terre peut durer - et il a de fait duré - des siècles et des millénaires, sans que cela change en rien la nature particulière de son expérience messianique du temps. Je tiens à souligner cela, contre une opinion que l’on trouve souvent repetée par les théologiens, au sujet du pretendu “retard de la parousie”. Selon cette opinion, qui m’a toujours paru presque un blasphème, quand la communauté chrétienne des origines, qui attendait le retour du messie et la fin des temps comme imminentes, s’est rendue compte qu’il y avait là un retard dont on ne voyait pas le terme, elle aurait alors changé son orientation pour se donner une organisation institutionnelle et juridique stable. C’est-à-dire qu’elle a cessé de paroikein, de séjourner en étrangère et s’est disposée à katoikein, à habiter en citoyenne comme toutes les autres institutions de ce monde.
Si cela était vrai, cela impliquerait que l’Eglise aurait perdu l’expérience du temps messianique qui lui est consubstantielle. Le temps du messie, nous le verrons, n’est pas une durée chronologique, mais, avant tout, une transformation qualitative du temps vécu. Et, dans ce temps, quelque chose comme un retard chronologique - comme on dit d’un train qu’il est en retard - n’est même pas concevable. Tout comme l’expérience du temps messianique est telle qu’il est impossible de l’habiter à demeure, de même quelque chose comme un retard ne saurait s’y produire. C’est ce que Paul rappelle aux Thessaloniciens (I,5,1-2) : “quant aux temps et aux moments, de cela il ne faut pas que je vous écrive. Le jour du Seigneur vient comme un voleur, la nuit.” “Vient (erchetai)” est au présent, tout comme le messie est appelé dans les evangiles ho erchomenos , celui qui vient, qui ne cesse de venir. Un philosophe du vingtième siècle, qui avait entendu la leçon de Paul, le repète à sa façon : “chaque jour, chaque instant est la petite porte par laquelle le messie entre”.

C’est donc de la structure de ce temps, qui est le temps du messie, tel que Paul le décrit, que je voudrais vous parler. Or, un premier malentendu qu’il faut eviter à ce sujet, est de confondre le temps, le message messianique concernant le temps et le message apocalyptique. L’apocalyptique se situe au dernier jour, au jour de la colère : il voit la fin du temps et il décrit ce qu’il voit. Le temps que vit l’apôtre, au contraire, n’est pas la fin du temps. Si l’on voulait exprimer par une formule la difference entre le messianique et l’apocayptique, je crois qu’il faudrait dire que le messianique n’est pas la fin du temps, mais le temps de la fin. Messianique n’est pas la fin du temps, mais la relation de chaque instant, de chaque kairos, avec la fin du temps et l’éternité. Ainsi, ce qui intéresse Paul, ce n’est pas le dernier jour, l’instant dans lequel le temps finit, mais le temps qui se contracte et qui commence à finir. Ou, si vous préférez, le temps qui reste entre le temps et sa fin.
La tradition juive connaissait la distinction entre deux temps ou deux mondes : le olam hazzeh, c’est-à-dire le temps qui va de la création du monde jusqu’à sa fin, et le olam habba, le temps qui vient après la fin du monde. Ces deux termes, dans leur tradution grecque, sont présents dans le texte des Epîtres. Mais le temps messianique, le temps que l’Apôtre vit et qui seul l’intéresse, ce n’est ni le olam hazzeh ni le olam habba, c’est le temps qui reste entre ces deux temps, lorqu’on divise le temps par la césure de l’événement messianique (qui, pour Paul, est la résurrection).

Comment pouvons-nous nous représenter ce temps ? Apparemment, si on le transpose géometriquement comme un segment sur une ligne, la définition que je viens de donner - le temps qui reste entre la résurrection et la fin du temps - ne fait pas de difficultés. Mais il en va tout autrement si on essaie de la penser sur le plan de l’expérience du temps qu’elle implique. Car il va de soi que vivre dans le “temps qui reste” ou vivre le “temps de la fin” ne peuvent que signifier une transformation radicale de l’expérience et aussi de la représentation habituelle du temps. Ce n’est plus la ligne homogène et infinie du temps chronologique profane (représentable mais vide de toute expérience), ni l’instant ponctuel et tout aussi impensable de sa fin. Ce n’est pas non plus un simple segment prélevé sur le temps chronologique et qui irait de la résurrection à la fin du temps. C’est un temps qui pousse à l’intérieur du temps chronologique, qui le travaille et le transforme de l’intérieur. C’est, d’une part, le temps que le temps met pour finir, mais de l’autre, le temps qui nous reste, le temps dont nous avons besoin pour faire finir le temps, pour venir à bout, pour nous libérer de notre représentation ordinaire du temps. Alors que celle-ci, en tant que temps dans lequel nous croyons être, nous sépare de ce que nous sommes et nous transforme en spectateurs impuissants de nous-mêmes, le temps du messie au contraire, en tant que temps opératif (kairos) dans lequel nous saisissons pour la première fois le temps (le chronos), est le temps que nous sommes nous-mêmes. Il est clair que ce temps n’est pas un autre temps, qui aurait son lieu dans un ailleurs improbable et à venir. C’est, au contraire, le seul temps réel, le seul temps que nous ayons. Et faire l’expérience de ce temps implique une transformation intégrale de nous-mêmes et de notre façon de vivre.
C’est ce que Paul dit dans un passage extraordinaire, qui est peut-être la plus belle définition qu’il ait donnée de la vie messianique (1Co 7) : “Je vous le dis, mes frères, le temps s’est contracté (ho kairos synestalmenos esti, le verbe systello indique aussi bien le fait d’affaler les voiles que la manière dont un animal se ramasse sur lui-même pour bondir) ; ce qui reste est que ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant pas, et ceux qui pleurent comme non pleurants et ceux qui se réjouissent comme non se réjouissants et ceux qui achètent comme non possédants, et ceux qui usent du monde comme n’en abusant pas”.
Quelques lignes plus tôt, Paul avait dit, à propos de la vocation messianique : “que chacun demeure dans la vocation dans laquelle il a été appelé. Étais-tu esclave au moment de l’appel ? Ne t’en soucie pas ; fais en plutôt usage”. Le hos me, le “comme non” nous dit maintenant que le sens dernier de la vocation messianique est d’être la révocation de toute vocation. Tout comme le temps messianique transforme de l’intérieur le temps chronologique, ainsi la vocation messianique, grâce à l’hos me, au “comme non”, est la révocation de toute vocation, qui change et vide de l’intérieur toute expérience et toute condition factuelle pour les ouvrir à un nouvel usage.

C’est un point important, car il nous permet de penser correctement cette relation entre les choses dernières et les choses avant-dernières qui définit la condition messianique. Est-ce qu’un chrétien peut vivre uniquement des choses dernières ? Un grand théologien protestant, Dietrich Bonhoefer, a dénoncé la fausse alternative entre radicalisme et compromis, qui consiste dans les deux cas à séparer nettement les réalités dernières et les réalités avant-dernières, c’est-à-dire celles qui définissent notre condition sociale et humaine de tous les jours. Or, comme le temps messianique n’est pas un autre temps, mais une transformation du temps chronologique, de même vivre les choses dernières c’est avant tout vivre autrement les choses avant-dernières. L’eschatologie véritable n’est peut-être qu’une transformation de l’expérience des choses avant-dernières. En tant que les réalités ultimes ont d’abord lieu dans les pénultièmes, celles-ci - contre tout radicalisme - ne sauraient être niées impunément ; mais - pour la même raison et contre toute possibilité de compromis - les choses avant-dernières ne sauraient être invoquées contre les dernières. C’est par le verbe katargein- qui ne veut pas dire “détruire”, mais rendre inopérant, littéralement “dés-œuvrer”- que Paul exprime la relation entre ce qui est dernier et ce qui ne l’est pas. La réalité dernière désactive, suspend et transforme la réalité avant-dernière, mais c’est pourtant en celle-ci qu’elle se met entièrement en jeu.
Voilà ce qui permet de comprendre la situation propre du Royaume chez Paul. Contre la représentation courante de l’eschatologie, il faut rappeler que le temps du messie ne saurait être pour lui un temps futur. L’expression par laquelle il désigne ce temps est toujours : ho nyn kairos, le temps de maintenant. Comme il écrit dans 2Co 6, 2 : “idou nyn, voici maintenant le moment à saisir, voici maintenant le jour du salut”. Paroikia et parousia, séjour en étranger et présence du messie ont la même structure qui est exprimée en grec par la préposition para : celle d’une présence qui distend le temps, d’un déjà qui est aussi un pas encore, d’un délai qui n’est pas une remise à plus tard, mais un écart et une disjonction à l’intérieur du présent, qui nous permet de saisir le temps.
Vous voyez bien que l’expérience de ce temps n’est donc pas quelque chose que L’Eglise pourrait choisir de faire ou de ne pas faire. Il n’y a d’Église que dans ce temps et par ce temps.

Qu’en est-il de cette expérience du temps du messie dans l’Eglise aujourd’hui ? Telle est la question que je suis venu poser ici et maintenant à l’Eglise de Dieu en séjour à Paris. Car la référence aux choses dernières semble à tel point disparue du discours de l’Eglise, qu’on a pu dire non sans ironie que l’Eglise de Rome avait fermé son Bureau eschatologique. Et c’est par une ironie sans doute encore plus amère qu’un théologien français a pu écrire : “On attendait le Royaume et c’est l’Eglise qui est venue”. C’est une formule saisissante, à la quelle je vous prie de réfléchir.
Après ce que j’ai dit sur la structure du temps messianique, il est clair qu’il ne s’agit pas de reprocher à l’Eglise le compromis au nom du radicalisme. Il ne s’agit pas non plus, comme l’a fait le plus grand théologien orthodoxe du XIX siècle, Fiodor Dostoïevski, de présenter l’Eglise de Rome sous la figure du Grand Inquisiteur.
Il s’agit d’autre chose, c’est-à-dire de la capacité de l’Eglise de saisir ce que Matthieu 16, 3 appelle les signes du temps , ta semeia ton kairon. Quels sont ces signes, que l’Evangile oppose au vain désir de connaître les aspects du ciel ? Si l’histoire est pénultième par rapport au Royaume, celui-ci - on l’a vu - a son lieu d’abord et avant tout dans l’histoire. Vivre dans le temps du messie exige donc la capacité de lire les signes de sa présence dans l’histoire, de reconnaître dans son cours la signature de l’économie du salut. Aux yeux des Pères - mais aussi pour les philosophes qui ont réfléchi sur la philosophie de l’histoire, qui est et demeure (même chez Marx) une discipline essentiellement chrétienne - l’histoire se présentait ainsi comme un champ de tensions, parcouru par deux courants opposés : le premier - que Paul, dans un célèbre et énigmatique passage de la deuxième lettre aux Thessaloniciens, appelle to catechon - retient et diffère sans cesse la fin du monde tout au long de la ligne du temps chronologique, infinie et homogène ; l’autre qui, en mettant en tension l’origine et la fin, ne cesse d’interrompre et d’achever le temps. Appelons Loi ou Etat la première polarité, vouée à l’économie, c’est-à-dire au gouvernement infini du monde ; et appelons Messie ou Eglise la deuxième, dont l’économie - l’économie du salut - est essentiellement finie.
Une communauté humaine ne peut survivre que si ces deux polarités sont co-présentes, si une tension et une relation dialectique demeure entre elles.

Or c’est justement cette tension qui est aujourd’hui brisée. Au fur et à mesure que la perception de l’économie du salut dans le temps historique s’estompe dans l’Eglise, on voit l’economie étendre sa domination aveugle et dérisoire sur tous les aspects de la vie sociale.
Du même coup, l’exigence eschatologique que l’Eglise a delaissée revient sous une forme sécularisée et parodique dans les savoirs profanes, qui semblent rivaliser pour prophétiser dans tous les domaines des catastrophes irréversibles. L’etat de crise et d’exception permanente que les gouvernements du monde proclament aujourd’hui est bien la parodie sécularisée de l’ajournement perpétuel du Jugement dernier dans l’histoire de l’Eglise. A l’éclipse de l’expérience messianique de l’accomplissement de la loi et du temps, correspond une hypertrophie inouie du droit, qui prétend légiférer sur tout, mais qui trahit par un excès de légalité la perte de toute légitimité véritable. Je le dis ici et maintenant en mesurant mes mots : aujourd’hui il n’ y a plus sur terre aucun pouvoir légitime et les puissants du monde sont tous eux-mêmes convaincus d’illégitimité. La juridicisation et l’économisation intégrale des rapports humains, la confusion entre ce que nous pouvons croire, espérer, aimer et ce que nous sommes tenus de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas dire, marque non seulement la crise du droit et des Etats, mais aussi et surtout celle de l’Eglise. Car l’Eglise ne peut vivre qu’en se tenant, en tant qu’institution, en relation immédiate avec la fin de l’Eglise. Et - il ne faut pas l’oublier - en théologie chrétienne, il n’y a qu’une seule institution qui ne connaitra pas de fin et de désoeuvrement : c’est l’enfer. Là on voit bien, il me semble, que le modèle de la politique d’aujourd’hui qui prétend à une économie infinie du monde, est proprement infernale. Et si l’Eglise brise sa relation originelle avec la paroikia, elle ne peut que se perdre dans le temps.
Voila pourquoi la question que je suis venu poser ici, sans avoir bien sûr pour le faire aucune autorité si ce n’est une habitude obstinée à lire les signes du temps, se résume en celle-ci : l’Eglise se décidera-t-elle à saisir sa chance historique et à renouer avec sa vocation messianique ? Car le risque est qu’elle soit elle-même entraînée dans la ruine qui menace tous les gouvernements et toutes les institutions de la terre.

Conférence du P. Eric Morin

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Jésus est-il le Messie d’Israël ?
Une première lecture des textes de Paul fait penser que pour l’Apôtre des nations ce fut une évidence : les mots Christ ou Messie reviennent constamment sous sa plume. Il ne parle que de Lui et tente de rendre compte page après page de ce qu’est la vie « en Christ ».
Pourtant, la réponse de l’apôtre Paul à cette question a évolué au cours de son itinéraire spirituel. Lorsqu’il était un jeune pharisien, zélé pour la loi, en formation à Jérusalem, il répondait violemment à cette question : « Non ! Jésus ne peut être le Messie ». À ses yeux, oser dire, oser envisager qu’un homme crucifié soit le Messie constituait un blasphème dont la gravité n’avait d’égal que la virulence avec laquelle il combattit ces propos tenus par les disciples de Jésus.
Comme pharisien, Saul attendait le Messie d’Israël. Cette expression est vague, tant elle recouvre des figures variées et nourrit des espérances nombreuses, voire contraires. Une des spécificités des pharisiens attribue au Messie un rôle eschatologique, un rôle pour la fin de l’histoire et l’entrée des justes dans la gloire de Dieu ; aussi le livre de Daniel peut aider à comprendre ce que Saul entendait par l’expression « Messie d’Israël ». Le Messie d’Israël est la gloire de Dieu qui prend un visage humain pour relever le peuple de Saints du Très Haut. Son rôle est donc de restaurer Israël dans sa dignité de peuple de prêtres et la plénitude de sa vocation.

Cette vocation, selon les pharisiens, est à vivre par tout le peuple, pas uniquement par les classes sacerdotales, mais par chacun des fils d’Abraham, par toutes les dimensions de la vie quotidienne. Ainsi, pour la spiritualité pharisienne, « la maison est un temple, la table un autel et le repas quotidien une liturgie ». Fractions du pain et bénédiction de la coupe expriment cette attente du Messie qui permettra à Israël de vivre des fruits de la terre, dans la paix.

Ce rôle sanctificateur du Messie qui viendra restaurer la sainteté et la splendeur d’Israël rend insupportable aux oreilles d’un juif pieux l’identification de Jésus au Messie. Un crucifié est un maudit, une source d’impureté ; il est donc proprement scandaleux de penser qu’un crucifié puisse être à la source de la bénédiction divine pour son peuple. Rien ne peut permettre de concevoir aujourd’hui le scandale que suscitait cette simple affirmation des disciples de Jésus : celui qui fut crucifié sous Ponce Pilate, Jésus, est le Messie. Ceux qui tiennent de tels propos devaient être sanctionnés vigoureusement et châtiés de même. Aucune argumentation, aucune raison présentée par les disciples de Jésus, ne pouvait rendre acceptable cette affirmation blasphématoire pour le jeune pharisien en route vers Damas.
Que se passa-t-il sur cette fameuse route ? Une apparition du Ressuscité ! Rien de moins. Comme Thomas, Jean, Simon, Marie-Madeleine, Saul voit le Ressuscité ainsi désigné par le Père comme Celui en qui toutes les promesses de Dieu trouvent leur « Oui ! » (2 Co 1, 20). Aussi dès cet instant, Jésus fut pour Saul, le Messie d’Israël. Mais cette profession de foi ne devait pas en rester là.
Aussi, à peine baptisé, Saul se lança-t-il dans une activité d’annonce de l’Évangile. Celui qui était attendu pour renouveler Israël dans l’Alliance est venu : en lui la gloire de Dieu a épousé la nature humaine pour que le peuple des justes épouse la gloire divine. La figure du Fils de l’homme présentée par le prophète Daniel est certainement présente à l’esprit sans que l’on puisse savoir si elle était explicitement mentionnée. Elle va donner à la réflexion sur le Messie un élan, un mouvement dont l’Apôtre des Nations ne se départit jamais. Cette trajectoire est explicitement déployée sous la plume de Paul dans la Deuxième lettre aux Corinthiens : Le Messie de riche qu’il était s’est fait pauvre pour que dans sa pauvreté nous trouvions la richesse. (2 Co 8, 9)
Disciples de Jésus, nous devrions tous connaître cette phrase par cœur et en faire le foyer ardent de notre méditation sur Jésus, le Messie. Le Messie, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour que dans sa pauvreté nous trouvions la richesse.
Dans cette phrase, la pauvreté n’est pas la condition pécuniaire ou sociale de Jésus. S’il est une chose dont le Messie est riche, c’est de la gloire divine, de l’immédiateté de sa relation avec Dieu. Ayant pris les traits d’un visage humain, le Messie s’appauvrit, parce que cette éternelle relation à Dieu est maintenant vécue, sans altération, dans la médiation d’un corps. Aussi notre corps, la fragilité, la pauvreté de notre corps, peut devenir le lieu d’une relation filiale au Père.
Lorsque Paul raconta l’événement de la route de Damas, il affirma que le Père révéla le Fils en lui (Ga 1, 15). Le corps du Crucifié-Ressuscité lui donna à voir jusqu’où, en Jésus, Dieu vécut la condition humaine. Présent devant Saul, Jésus offre de vivre en lui son existence, sa condition divine. Saul découvre en Jésus la possibilité d’une vie filiale enfin accessible : plus rien ne compte donc, sinon être fils du Père de Jésus Messie. La liberté dont il fit preuve par la suite et dont il rendit compte dans ses écrits s’enracine là : toutes les circonstances de la vie humaine sont une bonne occasion de vivre sous le regard du Père. Dans la pauvreté d’une histoire marquée par une éducation et une culture, par la violence également, Saül découvrit la richesse d’une existence filiale.
Le Messie, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour que dans sa pauvreté nous trouvions la richesse. Cette phrase est la clé de toutes les affirmations de Paul dans ses lettres concernant le Messie. Aussi, pour bien les recevoir, il faut constamment tenter de les restituer dans ce double mouvement : descendant dans un premier temps, ascendant ensuite. Cela est particulièrement manifeste dans l’hymne aux Philippiens : Celui qui était de condition divine, s’abaissa dans la condition de serviteur afin que tous les êtres s’élèvent dans la louange à la Gloire de Dieu, Père. (Ph 2, 7-8)
La trame de fond de ce double mouvement est biblique : le Fils de l’homme du prophète Daniel probablement, le schéma de l’Exode sûrement. Le geste narré dans le livre de l’Exode se résume ainsi (Ex 6, 6-8) : Dieu descend pour voir ; connaissant la misère des Hébreux, face à Pharaon, Il revendique Israël comme étant son peuple, son patrimoine, son apanage ; Il le délivre de l’esclavage, le conduit à travers la mer Rouge et le désert pour qu’il serve son Nom, afin de l’introduire dans la Terre Sainte. Certaines de ces expressions relèvent du vocabulaire nuptial : revendiquer, conduire dans la demeure, notamment.
Cette terminologie semble s’être imposée très rapidement pour parler de Jésus : Paul affirme avoir présenté l’Église qui est à Corinthe comme une fiancée devant le Messie (2 Co 11, 2). Ainsi, pour Paul, en Jésus, Dieu a épousé la nature humaine afin que les humains épousent la nature divine. Il a épousé la prière des pécheurs, celle des psaumes notamment, afin que les pécheurs épousent sa louange filiale, également avec les psaumes.
On le voit, si les affirmations pauliniennes sur Jésus conservent un substrat biblique, progressivement, elles reçoivent une forme toujours plus universelle, et le vocabulaire matrimonial indique déjà une orientation en ce sens. La mission envers les païens rendit nécessaire cette évolution qui ne perdit jamais de vue ce double mouvement dont rend compte cette phrase insuffisamment connue : Le Messie, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour que dans sa pauvreté nous trouvions la richesse.
Encore une fois, cette affirmation doit guider toute recherche de la signification des autres phrases par lesquelles Paul tente de rendre compte de la transformation que le Messie a opérée. Par exemple : Christ nous a arrachés à la malédiction de la loi, devenant pour nous malédiction (Ga 3, 13). Avec la référence à la Loi, Paul ne s’éloigne pas de l’héritage d’Israël, mais par le vocabulaire de la malédiction, et son corollaire de bénédiction, il présente la croix dans une acception plus universelle, même si, aujourd’hui, nous avons oublié ce que signifie être un maudit. Ce terme dit pourtant simplement, comme son étymologie le suggère, que la vie est mal dite. Le Messie sur la croix a épousé nos malédictions, il en a pris le visage afin que, dans cette malédiction de la croix, nous retrouvions la bénédiction, la bonne parole divine, le « oui » de Dieu à toutes ses promesses. La croix fait des êtres humains des créatures nouvelles.
Une lueur d’espoir brille pour tous ces hommes dont le corps est malade ou méprisé, dont le corps n’est pas regardé, la voix oubliée, pour tous ces corps qui crient silencieusement le désir de vivre. Leur vie est sans intérêt à tous les yeux, eux qu’on dit, et qui se disent eux-mêmes, « maudits » ou défigurés : mais le Messie nous arrache à la malédiction : son corps maudit est la parole définitive du Père, ce « oui » que nul n’espérait plus.
Cette transformation est à nouveau décrite dans une autre phrase qui sonne étrangement à nos oreilles : Jésus Messie, Lui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour que nous soyons justifiés en lui (2 Co 5, 21). Ici encore le double mouvement est présent : Jésus, Messie juste, est devenu « péché », sans commettre le moindre péché, pour que les pécheurs acquièrent cette justice qu’attend le Père. Paul emploie, comme dans la lettre aux Galates, une figure de style, par laquelle il désigne la conséquence, le Messie crucifié, par la cause, le péché des hommes. En parlant ainsi, Paul oblige son lecteur à ne jamais s’habituer au scandale de la croix ; à chaque fois que celui-ci réentend cette phrase, il se voit contraint de reprendre le raisonnement par lequel Paul affirme qu’en contemplant le Crucifié Messie, les êtres humains sont en face de leur propre péché, de leur propre complicité à manquer l’amour et l’espérance. La croix sanctionne l’échec de la vie humaine, afin que les humains retrouvent leur juste position filiale au regard de Dieu, Père.
Il y a un espace entre Dieu et les êtres humains, un écart abyssal interne à Dieu lui-même et qui rend possible la relation entre Dieu et les hommes. Cet espace est appelé la Sagesse par les maîtres d’Israël. La possibilité humaine de tenir en présence de Dieu est uniquement le fruit de la Sagesse de Dieu. La croix vient marquer l’incapacité humaine à tenir par soi-même devant le Créateur. En sanctionnant ainsi la situation humaine, la croix ouvre la possibilité d’accueillir la gratuité par laquelle Dieu dans sa Sagesse fait tenir sous son regard les hommes et les femmes qu’il lui a plu de créer.
C’est ainsi que pour Paul s’impose l’affirmation selon laquelle le Messie est l’image de Dieu (2 Co 4, 4 et Col 1, 18) : cette expression biblique désigne à la fois le premier humain et la Sagesse de Dieu. En employant cette expression, mais en disant également que Jésus est devenu pour nous Sagesse de Dieu (1 Co 1, 30), Paul affirme que Jésus, le Crucifié-Messie, est la vérité de l’œuvre de Dieu pour les hommes.
Image de Dieu, Jésus est également le dernier Adam spirituel qui donne la vie (1 Co 15, 45-48) ; il est l’image de ce que l’humanité est aux yeux de Dieu. Jésus le Crucifié-Messie, maudit sur la croix, devenu « péché » sans commettre le péché, établit par la croix la vérité de l’existence humaine sous le regard du Père. Jésus Ressuscité est bien le portrait de l’homme nouveau, recréé par le baptême (Col 2, 14 et 3, 10) à l’image de ce que le Père espérait en créant l’homme et la femme.
Tous les hommes, juifs comme païens, cherchent une sagesse : le mot, la parole, aujourd’hui l’équation, qui résumera tout l’univers et contiendra le cosmos. Il n’y a plus à chercher : en Jésus Messie, nous avons le « oui » de Dieu à toutes ses promesses, nous avons le dernier mot de Dieu à son œuvre. L’ultime coup de crayon de l’artiste qui donne sens à toute l’œuvre, qui la récapitule. Il est le secret de l’existence, secret qui n’est pas à chercher derrière l’homme, dans son passé. Il est dans l’avenir, caché en Jésus (Col 3, 1-3).
En présentant ainsi Jésus, Paul propose une foi exigeante, parce qu’elle invite à chercher en dehors de soi et en dehors de ce monde le sens de notre existence. Pour exprimer ce mouvement par lequel le Messie, tel la sagesse divine, vient épouser ce qu’il n’est pas, Paul a recours à un style qui déconcerte et oblige le lecteur à se mettre en quête. La geste du Messie et son œuvre dans le cœur des hommes restent insaisissables, insondables, comme la sagesse même de Dieu.

Jésus est-il le Messie d’Israël ?
Après l’avoir nié violemment, Paul le reconnaît et, dans un premier temps, cette affirmation est au cœur de sa prédication. Sous sa plume, le mot Messie ne devint jamais un surnom, ou l’équivalent d’un nom propre ; il est toujours employé pour dire la mission que Jésus accomplit, obéissant au Père. Pourtant, progressivement, le rôle de Jésus va être présenté sous un jour moins national, plus universel. Messie d’Israël, Jésus est progressivement nommé et compris comme le sauveur des hommes. Ce travail théologique culmine dans la comparaison de Jésus avec le premier être humain. Au fil des lettres, Paul prit soin de développer les implications de ce parallélisme.
Mais le plus important de tout, reste ce que Paul, trop pudique pour cela, ne raconta que fort peu. Le plus important fut ce désir qui habita Paul depuis la rencontre sur la route de Damas : que Messie vive en lui ! Que l’amour et l’espérance du Crucifié pour le monde vivent en lui !

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2009 : “Saint Paul, juif et apôtre des nations : sa personnalité, sa mission”

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2009 : “Saint Paul, juif et apôtre des nations : sa personnalité, sa mission”