« Tuer n’est pas mon métier »

Paris Notre-Dame du 2 mars 2023

À trois jours d’écart, treize organisations représentant près de 800 000 soignants publiaient un texte de réflexion éthique, répondant par la négative à la problématique du titre Donner la mort peut-il être considéré comme un soin ?, tandis que la Convention citoyenne sur la fin de vie votait à une large majorité en faveur de l’aide active à mourir. Décryptage avec Claire Fourcade, médecin en soins palliatifs et présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap).

Claire Fourcade, présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap).
© D.R.

Paris Notre-Dame – Le 16 février, treize organisations professionnelles représentant près de 800 000 soignants ont publié une réflexion éthique d’une vingtaine de pages sur la fin de vie et le refus de l’euthanasie. Pouvez-vous revenir sur les raisons d’une telle publication ?

Claire Fourcade – La volonté de mener une réflexion commune a été motivée, en septembre dernier, par la publication de l’avis – qui nous a relativement surpris – du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé, ouvrant pour la première fois la voie à la possibilité de l’aide active à mourir. Se sont alors imposées la nécessité et l’urgence d’une réflexion menée par les soignants, au sens large et pluriel du terme car les questions de fin de vie ne concernent pas seulement le personnel des soins palliatifs, mais bien tout le corps médical. En effet, toute la chaîne du soin est concernée par une évolution de la loi, et d’autres spécialités – comme la cancérologie ou la gériatrie – sont également touchées par les problématiques de fin de vie. C’est pour cette raison que toutes les organisations qui nous semblaient concernées ont été sollicitées. Ce travail, qui nous a mobilisés quatre mois, s’est voulu dès le début empirique, en étudiant de manière pragmatique les conséquences dans notre pratique d’une éventuelle évolution de la loi. Premier grand constat : la conviction que « donner la mort n’est pas un soin » s’est avérée être un point de départ, une base fondamentale, et non une conclusion de notre réflexion. Parvenir à publier un texte qui réunit autant d’organisations professionnelles est inédit, un véritable tour de force tant l’exercice est complexe. Mais ce n’est pas fini, cette publication n’est qu’une étape. D’autres organisations, que nous n’avons pas eu le temps de solliciter avant la publication, pourraient nous rejoindre. Pour d’autres encore, ce travail a déclenché une réflexion en interne et se poursuit.

P. N.-D. – Le 19 février, la Convention citoyenne sur la fin de vie a largement voté en faveur de l’aide active à mourir, y compris pour les mineurs. Y a-t-il un schisme entre le monde médical et l’opinion publique ?

C. F. – Je ne reprendrais pas à mon compte le mot « schisme ». Je préfère prendre cette image de l’omelette au lard ; pour le dire rapidement, la poule est concernée – en donnant ses œufs – alors que le porc est directement impliqué… L’opinion publique est évidemment concernée par cette question de société qui la renvoie à sa propre finitude ; mais nous, soignants, nous sommes impliqués. Cette différence de positionnement dans le débat explique, en grande partie, des avis aussi contrastés. Mais demandez aux partisans de l’euthanasie : « Est-ce que vous êtes prêts à le faire ? » Je vous garantis qu’une immense majorité d’entre eux refuserait, en prétextant que ce n’est pas leur métier. Moi non plus, tuer n’est pas mon métier. Et présenter l’aide active à mourir comme une liberté individuelle supplémentaire est mensonger, car c’est une liberté qui engage celle des autres.

P. N.-D. – La clause de conscience ne vous rassure pas ?

C. F. – Pas du tout ! En soins palliatifs, et plus globalement dans le corps médical, on passe avec nos patients un contrat tacite, une promesse de non-abandon. La clause de conscience peut nous protéger mais ne protège pas les patients, et va à l’encontre de toute notre éthique ; je ne peux pas imaginer abandonner ce patient précisément au moment où cela devient difficile. Cela n’a aucun sens. Et je ne suis pas la seule à le penser : dans un sondage réalisé en septembre 2022 auprès du personnel en soins palliatifs [1], 34 % des soignants indiquent qu’ils démissionneraient si la loi évoluait vers une légalisation de l’euthanasie administrée par un soignant. Cela étant dit, j’aimerais revenir sur le vote de la Convention citoyenne sur la fin de vie, qui se prononce à 66 % en faveur de l’euthanasie. C’est finalement moins massif que ce qu’on pouvait attendre, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) avançant régulièrement le chiffre de 80 % d’opinions favorables à l’euthanasie, comme si cette question ne faisait pas débat. En réalité, il y a bien débat.

P. N.-D. – Qu’en est-il du modèle belge, cité en septembre par le président de la République ?

C. F. – Il est clairement et massivement rejeté par les soignants, non seulement parce qu’il implique une participation directe du corps médical mais parce que légalisation de l’euthanasie et développement des soins palliatifs ne sont pas compatibles. Il faut comprendre que l’euthanasie a été légalisée en Belgique alors qu’il n’y avait pas, à l’époque, de services de soins palliatifs. En France, nous avons cette culture et ce savoir-faire des soins palliatifs, nés précisément d’un refus de l’euthanasie. On ne manque pas de lois pour accompagner les gens qui vont mourir, mais nous manquons cruellement de moyens. Se pose, parallèlement, la question des gens qui veulent mourir. En vingt-trois ans de soins palliatifs, sur 12 000 patients accompagnés, j’ai reçu trois demandes persistantes. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas réfléchir à ce sujet de société. Mais qu’on ne croit pas que la légalisation de l’euthanasie est une réponse simple à cette question si complexe qui touche au rapport à la mort. Tous les pays qui ont légalisé restent perpétuellement dans ce débat-là et modifient sans cesse la loi. En Belgique, elle a déjà été modifiée dix-neuf fois !

P. N.-D. – Que peuvent faire les citoyens lambda pour agir ?

C. F. – Il y a un moyen simple et très efficace de participer à ce débat de société, c’est d’écrire aux parlementaires – qui par ailleurs reçoivent énormément de courriers des partisans de l’aide active à mourir. Que les citoyens se manifestent et écrivent à leur tour ! J’engage également chacun à se former sur ce sujet de la fin de vie, très complexe, afin de pouvoir prendre part au débat et participer, ainsi, à des décisions collectives.

Propos recueillis par Charlotte Reynaud

Rendez-vous
Claire Fourcade interviendra, dans le cadre des conférences-débats des Semaines sociales de France, le samedi 11 mars à St-Honoré d’Eylau (16e), pour parler de la fin de vie lors d’une après-midi de réflexion (à partir de 14h30), avec Alain Claeys, Didier Sicard, Pierre-Henri Duée et Jean-Philippe Pierron.

Informations pratiques
Donner la mort peut-il être considéré comme un soin ? Réflexions éthiques interprofessionnelles sur les perspectives de légalisation de l’assistance au suicide et de l’euthanasie et leurs impacts possibles sur les pratiques soignantes. Publication du 16 février 2023, à lire sur sfap.org

[1Sondages OpinionWay pour la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap), à lire sur sfap.org

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