Lettres d’espoir pour l’an 2000

Texte publié dans Lettres d’espoir pour l’an 2000 aux éditions Bayard (1999).

Pages 52 et 53.

À vous qui avez 20 ans en l’an 2000

J’avais 20 ans. Qui était ce jeune homme dont me sépare un demi-siècle ? Après cinq années de guerre et d’occupation, il savait déjà tout ce qu’un vieillard a pu apprendre de la vie. C’est à lui que je voudrais aujourd’hui laisser la parole pour qu’il s’adresse à vous qui, en l’an 2000, avez cet âge.

On nous a trompés, on nous a menti. Je parle de ceux qui avaient mission de dire la vérité, ceux qui avaient un devoir d’autorité publique, éducative. Journaux, radios ont menti pendant cinq années ; ce qui est très long à nos âges ! Certains parmi nous se sont enfoncés dans le cynisme et l’oubli. Mais, la plupart, nous avons voulu croire à la force de la vérité, à la loyauté et à la confiance. Nous voulions sortir de notre tentation de n’être que des tricheurs. Et nous avons eu raison de faire confiance à la vérité, car elle finit toujours par triompher, comme le soleil finit toujours par se lever. Mais il faut apprendre à durer pendant des nuits qui sont parfois très longues et qui apparaissent ne plus vouloir finir. Nous l’avons appris en le payant d’un prix élevé : la vérité mérite que l’on donne sa vie pour elle. Vous mes contemporains de vingt ans, si, en l’an 2000, vous pensez que vous non plus vous ne pouvez vous fier à personne, je vous transmets le seul outil qui vaille : la vérité. " La vérité nous rendra libres ", nous dit Jésus. Les temps ont été tellement durs que beaucoup ont préféré renoncer plutôt que d’être déçus. Certains cependant rêvaient de lendemains qui chantent, différents des jours passés. Mais les plus lucides parmi nous, les plus critiques ou les plus sceptiques ont flairé la sanglante escroquerie qui se cache sous ce rêve. Nous avons été obligés d’apprendre par expérience ce que veut dire cette parole du Christ : " Vous ne pouvez pas servir deux maîtres .

" Et, du fond de l’épreuve, nous avons déniché une espérance un peu racornie, une espérance tannée par les intempéries, pleine de cicatrices, traces des coups reçus, une espérance qui s’était endurcie pour pouvoir résister. Lorsque nous sommes revenus du prétendu réalisme de l’efficacité qui écrase les hommes en prétendant faire leur bonheur, nous avons découvert une espérance , peut-être modeste, mais qui tient la route ; même obscure, fragile, elle nous a permis d’entreprendre et de construire. Et pourtant, les moyens manquaient ; il paraissait fou de vouloir espérer. Grâce à cette espérance, le lendemain n’a pas été en tout semblable à la veille. Et nous avons appris que le seul lendemain qui chantera en plénitude sera le jour ultime, sans déclin, le jour où le Christ " essuiera toutes larmes de nos yeux, où il n’y aura plus de cris, ni douleurs, ni clameurs " : le jour du royaume des cieux. Chaque jour de la vie humaine " à qui suffit sa peine " n’est pas le lendemain sans lendemain. Parce que nous avons cru au Christ, au Messie de Dieu, il nous a enseigné à nous défier des messianismes et des faux messies. Vous êtes tentés de penser qu’il n’y a rien à faire, que rien ne vous est possible. Fouillez dans votre sac ; vous y trouverez la même espérance que j’y ai cachée. Peut-être vous paraît-elle racornie ? Prenez-la et laissez-la vous prendre. C’est elle qui vous donnera le courage de l’avenir et l’audace nécessaire.

Nous avons grandi sous le signe de la haine. Aujourd’hui, dans maints pays, beaucoup vivent la même épreuve, souvent pus cruelle et sanglante. Car les victimes savent que personne au monde ne peut dire qu’il " ignore " ces crimes ! Nous avons instinctivement voulu nous venger et faire payer. Mais nous avons eu cette chance, cette grâce d’écouter quelques voix qui nous disaient : arrêtez cette roue sans fin qui broie les vies humaines par millions. Alors, nous avons voulu que les ennemis deviennent des amis, les étrangers des frères, les méprisés et les persécutés des égaux ; que la dignité réclamée pour nous soit accordée aux autres, à tous les autres. Nous avons voulu que la parole du Christ entre comme un trait de feu dans l’histoire sanglante de l’humanité pour la guérir. Ne dites pas que nous avons échoué. Dites plutôt que le travail n’a pas été achevé ; est-il même possible qu’il le soit un jour ?

Vous, à votre tour, reprenez cette ouvre, cette mission au point exact où le courage nous a manqué pour aller plus loin. Ne dites pas que vous êtes trop jeunes pour prendre une telle responsabilité. Nous aussi, nous étions trop jeunes ! Poursuivez l’œuvre du pardon, sans laquelle les hommes se détruisent par la violence qu’ils subissent et qu’ils rendent. Disciples du Christ, avec sa force, travaillez à cette ouvre immense de la réconciliation des hommes, condition nécessaire de toute paix possible et de toute justice possible en ce monde. Vous n’en finirez pas d’y travailler. Ne me dites pas que vous vos laissez décourager d’avance, je ne vous croie pas. Nous avons pressenti derrière la plus noire obscurité la grande lumière du mystère de Dieu, l’amour qui unit les disciples du Christ. Nous avons cru en la puissance invincible de l’amour dès lors qu’il ne se laisse pas anéantir par la haine, submerger par les trahisons. Nous avons découvert le pouvoir de la vérité pour nous arracher à la complicité avec le mensonge et à l’oubli de ce qu’est la dignité de l’homme. Nous savons surtout la force divine et indestructible du pardon.

Cardinal Jean-Marie Lustiger

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