Homélie du Cardinal André Vingt-Trois – 5e dimanche du temps ordinaire

Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 7 février 2010

Is 6, 1-2a.3-8 ; Ps 137, 1-5.7-8 ; 1 Co 15, 1-11 ; Lc 5, 1-11

Frères et sœurs,

« Qui enverrai-je ? Qui sera notre messager ? » (Is 6, 8). Dans le récit que nous avons entendu, le prophète Isaïe met ces mots dans la bouche du Seigneur. Comme vous pouvez l’imaginer, cette même question retentit aujourd’hui avec force dans l’esprit et dans le cœur des pasteurs de l’Église. On dit de toutes sortes de façon que nous connaissons une décrue statistique du nombre des prêtres et du nombre des consacrés hommes et femmes. Cela est vrai, et le vieillissement de ce corps conduit à une présence religieuse et sacerdotale parfois tellement ténue qu’elle se transforme en une absence. Chacun des évêques de France est habité par cette question qui traverse aussi nos assemblées de Lourdes quand nous nous réunissons tous ensemble : « Qui enverrai-je ? Qui sera notre messager ? ». Et la réponse du prophète qui s’écrit alors : « Moi, je serai ton messager : envoie-moi » (Is 6, 8), nous apparaît bien consolante, tout comme celle de celles et de ceux qui aujourd’hui encore se rendent disponibles à l’appel du Seigneur et sont disposés à suivre sa volonté d’une manière libre et ouverte. Mais pour saisir avec justesse la profondeur de cette réponse, il est important de bien regarder le cheminement par lequel le prophète arrive à l’énoncer.

Il lui faut d’abord traverser l’effroi : « Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur de l’univers » (Is 6, 5). Il y a d’abord la prise de conscience de la distance incommensurable entre l’homme et la sainteté de Dieu que nous chantons avec les mots du prophète Isaïe chaque fois que nous célébrons l’eucharistie : « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur, Dieu de l’univers. Toute la terre est remplie de ta gloire » (Is 6, 3). Nous confessons le Dieu trois fois saint, et, à mesure que nous prenons mieux conscience de sa sainteté, de sa grandeur et de sa puissance, nous comprenons combien nos existences peuvent être loin d’un programme aussi élevé. C’est bien ce qui arrive à Pierre, lui aussi confronté à un signe de la présence divine lors de la pêche miraculeuse, et qui tombe à genoux en disant : « Eloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur » (Lc 5, 8).

Il est important de réfléchir à cette étape de la prise de conscience de l’écart entre la mission que Dieu veut accomplir pour révéler sa miséricorde à l’humanité et ceux auxquels il fait appel pour l’accomplir : les pêcheurs du lac et les pécheurs du cœur. Peut-être avons-nous été parfois trop présomptueux en voulant faire notre affaire de l’action et de la mission de l’Église, c’est-à-dire de la pêche organisée dans la barque qui est dans la tradition chrétienne un symbole de l’Église ? La barque de Simon devient la barque de Jésus au moment où celui-ci monte dedans. C’est Jésus qui indique la direction dans laquelle il faut avancer, et c’est lui qui donne l’ordre de jeter les filets. Mais n’avons-nous pas, à certains moments, négligé la présence du Maître dans la barque ? N’oublions-nous pas parfois que l’Église n’est pas un grand magasin où chacun viendrait faire ses emplettes et pourrait afficher son mécontentement devant la mauvaise qualité du service ? Peut-être raisonnons-nous comme si l’Église était une société de compromis dans laquelle la pression exercée suffirait à donner des arguments, comme si elle était une société humaine et non pas la barque du Christ et l’œuvre du Dieu trois fois saint ?

L’Ecriture nous montre que ce moment d’effroi et l’appel à la conversion qu’il provoque, devient le point d’appui par lequel Dieu va agir. Car Dieu ne choisit pas ceux qu’il envoie en fonction du catalogue de leurs compétences exceptionnelles ou de leurs vertus extraordinaires, mais il les prend pauvres et pécheurs. Selon les mots même de saint Paul, ceci permet de manifester, sans le moindre doute, que cette parole que nous portons, cette promesse que nous partageons et cette espérance que nous annonçons ne viennent pas de nous mais de Dieu ! Dieu choisit des faibles instruments, non pour les enfoncer ou pour dévaloriser leur mission, mais pour mieux faire apparaître la puissance de la grâce à l’œuvre dans l’histoire. Ainsi, l’avorton, celui qui persécutait les disciples devient « le plus petit d’entre les Apôtres, lui qui n’est pas digne d’être appelé Apôtre » (1 Co 15, 9). Ainsi aussi, Jésus dit à Pierre qui est rempli d’effroi devant son indigence : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras » (Lc 5, 10).

Nous pouvons prolonger cette méditation en l’appliquant à notre propre vie : « Qui suis-je pour être témoin du Christ ? Qui suis-je pour annoncer l’Evangile ? Qui suis-je pour devenir un apôtre ou un missionnaire ? Moi qui mesure tant mes faiblesses et qui suis si sensible à mes incapacités, comment oserais-je dire : ‘me voilà, prend-moi, envoie-moi’ ? ». Evidemment pour nous présenter ainsi, il nous faut être transformés profondément et soulevés par la grâce de Dieu. Nous ne pouvons pas dire ‘Envoie-moi’, si nous restons dans nos petites réflexions opératoires en oubliant Celui qui envoie et pour quelle mission Il envoie.

Dieu peut faire des témoins de la foi de chacun de ceux qui participent chaque dimanche à la célébration de l’eucharistie. Il peut purifier celui qui regrette le mal qu’il a commis et qui accepte de changer de vie. Il peut relever celui qui est tombé à genoux comme Pierre et lui dire : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras » (Lc 5, 10)

« Alors ils ramenèrent les barques au rivage et, laissant tout, ils le suivirent » (Lc 5, 11). Amen.

+André cardinal Vingt-Trois

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