Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe du Jeudi Saint

Cathédrale Notre-Dame de Paris - Jeudi 1er avril 2010

 Ex 12, 1-8, 11-14
 Ps 115
 1 Co 11, 23-26
 Jn 13, 1-15

Frères et Sœurs,

Lors de la nuit de la sortie d’Egypte, les fils d’Israël avaient aspergé le linteau des portes du sang de l’agneau, selon les prescriptions du Seigneur. Ce sang les protégeait de la mort qui allait frapper les maisons des Egyptiens. Il était comme le premier signe de la délivrance d’Israël. Nous entendons ce récit du livre de l’Exode en ayant présente à l’esprit l’offrande de l’Agneau immolé, de l’Agneau pascal, du Serviteur souffrant : Jésus de Nazareth. Cependant, son sang répandu sur la croix n’est plus seulement le signe qui permet à son peuple d’être épargné par la mort, mais la manifestation de la victoire remportée sur toute mort et acquise pour l’humanité entière.

Le geste qui inaugure la libération d’Egypte et le salut du peuple juif annonce l’offrande du sang du Christ qui libère l’humanité. Cette correspondance que nous discernons n’est pas un simple parallélisme historique. Comme la sortie d’Egypte célébrée année après année lors de la fête de Pâques, l’événement de la Passion du Christ ne doit pas rester extérieur à nos vies, comme une scène de vitrail ou une image d’Epinal. Comment pouvons-nous recevoir de quelque façon les bienfaits de ce sang répandu sur la croix ? Comment les disciples eux-mêmes ont-ils pu en bénéficier, puisque en dehors de celui que Jésus aimait et qui se tenait au pied de la croix, les évangiles nous indiquent qu’ils s’étaient tous enfuis ?

C’est tout le sens du dernier repas que Jésus partage avec eux à la veille de sa Passion. En célébrant le rituel de la Pâque, il veut en donner le sens plénier. Jésus veut associer réellement ses disciples au don qu’il fait de sa vie. En leur partageant le pain rompu, et en leur donnant à boire la coupe, il pose les gestes et dit les paroles qui vont permettre aux disciples de participer comme de façon prophétique aux événements qui surviendront le lendemain. Le partage du pain et de la coupe annonce le sacrifice de Jésus sur la croix. C’est pourquoi les disciples entrent en communion avec Jésus, non seulement comme des convives autour d’un repas de fête, ou comme les fils d’Israël célébrant la Pâque, mais véritablement comme les bénéficiaires du don de sa vie que le Christ va faire.

Le sacrifice du Christ sur le Golgotha s’est réalisé une fois pour toutes et ne sera jamais recommencé. Aucune liturgie, et aucun mystère de la Passion comme ceux qui étaient joué au cours des âges sur le parvis de cette cathédrale, ne sont une réitération du don que Jésus fait de sa vie. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’imaginer une reconstitution historique du sacrifice du Christ. Il s’agit de rendre ce sacrifice présent et agissant pour nous à travers le pain rompu et la coupe partagée, que Jésus désigne comme son corps et son sang. C’est pourquoi l’Église a reconnu dans ce dernier repas partagé entre Jésus et ses disciples, le fondement de la célébration eucharistique dans laquelle les chrétiens ont réellement accès à la communion au corps et au sang du Christ à travers les signes du pain et du vin. Ceux qui mangent ce pain et boivent à cette coupe sont pleinement plongés dans le sacrifice du Christ et dans sa mort pour en ressurgir ressuscités avec lui.

Depuis cette première Cène, les disciples ont commencé de mettre en œuvre l’injonction du Seigneur : « Vous ferez cela en mémoire de moi ». Et depuis lors, chacune de nos eucharisties ne réitère pas les événements du sacrifice sanglant du Christ, mais en offre le sacrement, c’est-à-dire le signe actif du don que Jésus fait de sa vie dans le pain et le vin qu’il partage.

Ainsi, toute notre existence chrétienne depuis notre baptême sera liée à cette possibilité qui nous est offerte d’entrer en communion avec le Christ livré pour la vie du monde. Il est surprenant que tant de chrétiens ne mesurent pas à quel point leur participation à la célébration de l’Eucharistie conditionne leur capacité de vivre réellement en communion avec le Christ. Ils imaginent une véritable communion avec Dieu qui ne passe pas par la médiation de la célébration du sacrement eucharistique. Nous devons nous demander d’où peuvent venir cette indifférence ou cette résistance.

Si elle venait, comme on le dit souvent, d’une difficulté à comprendre, cet obstacle n’en serait-il pas un pour tous les chrétiens ? Qui peut en effet comprendre tout à fait que la pauvreté des espèces du pain et du vin est le lieu de la présence du corps et du sang du Christ ? Qui peut saisir entièrement que dans les gestes et les paroles de l’Eucharistie, le sacrifice même de Jésus est rendu actuel et agissant pour nous ? Tous, jusqu’à notre dernier jour, nous sommes comme inaptes et empêchés d’intégrer pleinement le sens de l’Eucharistie. Il ne me semble pas que cette difficulté explique la résistance de tant de chrétiens à s’approcher de l’Eucharistie.

Il nous faut peut-être chercher dans une autre direction. Dans l’Evangile de saint Jean que nous venons d’entendre, le récit de l’institution de l’Eucharistie n’est pas évoqué. On parle du dernier repas de Jésus, mais on n’évoque aucune des paroles et des gestes de Jésus autour du pain et de la coupe que rapportent les autres évangiles ou la première épître de Saint Paul aux Corinthiens (1 Co 11). L’évangile de saint Jean nous parle plutôt du geste que Jésus fait après le repas lorsqu’il lave les pieds de ses disciples. Lui qui est le maître, il se fait serviteur et se met aux pieds de ses disciples. Ce geste manifeste concrètement et publiquement une sorte d’inversion des rôles. Pierre d’ailleurs le comprend bien, y répugne et résiste : « Non, tu ne me laveras pas les pieds » (Jn 13, 8). Jésus lui-même explique à ses disciples le sens de cette inversion des rôles et des positions : « Avez-vous compris ce que je viens de faire ? Si moi le Seigneur et le Maître je vous ai lavé les pieds, c’est pour que vous vous laviez les pieds les uns aux autres » (Jn 13, 14).

Entrer dans la communion au Christ Serviteur, ce n’est pas simplement recevoir le signe sacramentel du sacrifice dans le pain et le vin consacrés, c’est recevoir ce signe comme celui du plus grand amour : « Sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus ayant aimé les siens qui étaient dans le monde les aima jusqu’au bout » ( Jn 13, 1). C’est parce qu’il les aime « jusqu’au bout » que Jésus se met dans cette position inversée de serviteur de ses disciples. C’est dans le même amour qu’il sera entraîné dans l’arrestation, le procès, la condamnation et l’exécution. C’est dans ce plus grand amour que Jésus livre sa vie comme signe de la miséricorde de Dieu envers tous les hommes.

Accepter que le Christ Maître et Seigneur se fasse notre serviteur, nous conduit donc à entrer dans ce dynamisme de l’amour extrême. C’est aller plus loin que la recherche des comportements paisibles les uns envers les autres, et même de la simple cordialité ou d’une capacité à pardonner, ce qui est déjà plus difficile. C’est entrer réellement et profondément dans le don de notre vie tout entière au service de nos frères, chacun d’une manière différente selon le genre de vie que nous avons. Mais si la forme de cette offrande de nous-mêmes dans l’amour de nos frères peut changer, le précepte lui ne change pas. Il s’agit de nous livrer tout entiers par amour.

Ainsi, nous voyons bien ce qui résiste en chacun de nous dans l’appel à participer à l’Eucharistie. La question n’est pas tellement de savoir si la messe est agréable ou pas, si la liturgie nous plaît ou non. Il s’agit de savoir si nous acceptons ce retournement des rôles qui nous conduit à nous faire serviteurs de nos frères, ou bien si nous décidons (intérieurement et par notre comportement) de nous ériger en maîtres et seigneurs dans l’Église, nous qui sommes de simples disciples. La question est de savoir si nous aimons notre Eglise ou bien si nous nous en faisons les juges et décidons de ce qui est bon pour tous et attendons que les autres obtempèrent à ce que nous décidons.

En me mettant à l’instant à genoux devant douze d’entre vous, je vais symboliquement représenter cette inversion des rôles. Je ne suis ni le Seigneur ni le Maître mais je suis le responsable de notre communauté devant Dieu. Je suis le premier. Et comme Jésus nous le dit dans l’Evangile, il faut que le premier prenne la place du serviteur et du plus petit. En refaisant ce geste devant vous, je manifeste le véritable sens de l’Eucharistie : nous faire les serviteurs les uns des autres, entrer dans le don de notre vie, en participant à l’offrande que Jésus fait de sa vie. « Si moi le Seigneur et le Maître je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres, c’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez vous aussi comme j’ai fait pour vous » (Jn 13, 14-15).

Que le Seigneur nous donne de vivre entièrement de la vie de notre Église, d’entrer réellement dans la célébration de chacune de ses eucharisties. Qu’il dispose nos cœurs pour que nous nous approchions pour recevoir le corps du Christ dans les dispositions du publicain qui ne se reconnaissait pas digne de lever les yeux vers Dieu, et non pas comme le pharisien qui remerciait Dieu de n’être pas comme le commun des mortels et de savoir observer parfaitement la loi. Que le Seigneur nous donne de découvrir dans le corps livré et le sang versé le signe de l’amour qui est plus fort que la mort, de l’amour qui doit habiter nos cœurs pour nous apprendre à nous aimer les uns les autres. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

Homélies

Homélies