Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe à St Louis-des-Français - 4e dimanche de Carême – Année C

Dimanche 10 mars 2013 - Saint-Louis-des-Français (Rome)

La parabole du fils perdu puis retrouvé illustre l’anxiété de Dieu à l’égard des pécheurs. Dieu nous attend. Ce retour vers Dieu nécessite que nous fassions retour sur notre manière de vivre. Ainsi nous sommes appelés à construire une société non plus de condamnation mais de réconciliation.

 Jos 5, 10-12 ; Ps 33, 2-7 ; 2 Co 5, 17-21 ; Lc 15, 1-3.11-32

Frères et Sœurs,

La parabole que nous venons d’entendre fait partie d’un ensemble de trois paraboles proposées par Jésus pour éclairer ses contemporains sur le sens de sa présence auprès des pécheurs.

Dans la tradition juive vécue de la façon la plus stricte, le contact avec les pécheurs était prohibé car il pouvait provoquer une impureté rituelle, et donc les scribes et les pharisiens ne comprennent pas que Jésus fasse bon accueil aux pécheurs et qu’il mange avec eux. Il essaye donc de leur faire comprendre pourquoi il se comporte de cette manière et à travers ces paraboles, il nous fait découvrir principalement, ce que l’on pourrait appeler dans notre psychologie humaine - qui n’est évidemment pas celle de Dieu, mais on est bien obligé de partir de ce que l’on connaît pour parler de ce que l’on ne connaît pas -, l’anxiété de Dieu à l’égard du sort des pécheurs. Aussi bien le berger qui a perdu sa brebis, que la femme qui a perdu sa pièce d’or, que le père qui a perdu un de ses fils, représentent cette fébrilité de Dieu dans la recherche du pécheur, dans la proposition, l’ouverture d’un chemin de réconciliation pour que ce qui était perdu soit retrouvé : la brebis perdue est retrouvée, la pièce perdue est retrouvée, le fils perdu est retrouvé. Et saint Luc ajoute, pour qu’il n’y ait aucun doute sur le sens des mots : « il était mort, il revient à la vie » (Lc 15, 24).

Cette présentation de la miséricorde de Dieu à l’égard des hommes est très suggestive et très expressive, au point que, comme saint Luc l’expliquera à travers la parabole du Bon Samaritain, Dieu se fait proche de celui qui est en train de perdre la vie au bord du chemin. Elle est proposée à notre méditation au long de notre chemin de carême précisément parce que c’est un temps de conversion, de retour vers Dieu. Mais pour que ce temps de conversion soit possible nous percevons qu’il y a deux conditions. La première est que nous ayons au moins un pressentiment, sinon une représentation claire, que Dieu que veut nous revenions, que Dieu ouvre ses bras - comme le fera le père de la parabole devant le fils qui revient vers lui -. A quoi bon revenir si nous sommes convaincus que nous ne serons pas accueillis, à quoi bon revenir si c’est pour se faire rejeter ? Ce mouvement de retour vers Dieu ne peut se mettre en œuvre et même s’imaginer que si nous sommes convaincus par l’exemple du Christ, que Dieu met tout en œuvre pour ramener les pécheurs. Et d’une certaine façon, la décision de nous mettre en marche et de revenir à Lui est déjà un fruit de la grâce dans notre vie, c’est le fruit de cette conviction que notre Dieu est un Dieu d’amour et qu’il attend que nous revenions pour nous accueillir. La deuxième condition - que nous voyons exprimer ici dans l’itinéraire du fils qui a pris son héritage pour aller vivre sa vie - est que les circonstances de l’existence humaine ne soient pas vécues simplement comme des événements insignifiants qui ne veulent rien dire, mais qu’ils soient vécus comme des opportunités de réfléchir sur notre vie. Cela ne veut pas dire que tous les malheurs qui nous arrivent, et Dieu sait s’il en arrive à l’humanité, sont attribuables directement à mes propres péchés, mais cela veut dire que devant le malheur des hommes, il faut de temps en temps que l’on se frappe la tête et que l’on se dise : qu’est-ce que je fais là au milieu des cochons où je n’ai rien à manger alors que chez mon père les ouvriers sont nourris ? Il faut qu’à un moment ou à un autre nous fassions retour sur nous-mêmes, sur notre vie, sur notre condition, sur les difficultés de l’existence, les nôtres ou celles de ceux qui nous entourent, que nous nous disions : ce n’est pas possible que l’homme soit sur la terre pour vivre de cette façon. Il faut faire quelque chose. Alors je me lèverai et j’irai vers mon père, et je lui dirai « père j’ai péché contre le Ciel et contre toi » (Lc 15, 21). Mais ce mouvement de retour vers Dieu suppose, non seulement que le fils ayant épuisé son héritage ait goûté la condition difficile d’esclave chez les païens, il faut que ce fils commence à se dire : je ne suis pas venu au monde pour cela, ce n’est pas cela que Dieu veut pour moi, ce n’est pas cela qu’il a inscrit en moi ; il m’a conçu, il m’a voulu pour être heureux, pour demeurer debout. Alors qu’est-ce que je fais là à garder des porcs et à n’avoir rien à manger, alors que dans la maison de mon père, c’est une vie harmonieuse et relativement confortable ? Eh bien il faut changer ! Il faut que je change de vie, il faut que je change ma manière de vivre. Donc il se lève et il va vers son père.

Ce mouvement de conversion qui se nourrit à la fois de la conviction que Dieu veut sauver l’Homme, et de la réflexion de l’Homme sur sa propre condition, aide l’Homme à prendre conscience qu’il a besoin du Salut. Si nous n’avons pas besoin du Salut, ce n’est pas la peine de méditer sur la parabole de l’enfant prodigue. Il faut fermer le livre. Nous pouvons faire des exercices d’ascèse pour entretenir notre bonne santé et nous donner bonne conscience. Mais ce n’est pas à cela que l’Évangile nous invite. L’Évangile nous dit : convertissez-vous parce que Dieu veut vous sauver, et convertissez-vous parce que vous avez besoin d’être sauvé, parce que vous avez besoin du Salut, et pour vous convaincre que vous en avez besoin, regardez ce que vous vivez, regardez le monde dans lequel vous vivez, regardez le malheur qui frappe les hommes. Et même s’il ne vous frappe pas vous personnellement, regardez ce qu’est la condition humaine quand elle est coupée de la source et de l’amour de Dieu.

Ainsi, la profession de foi dans le Christ médiateur de la réconciliation, et acteur principal de la réconciliation, dévoile le sens profond de la religion chrétienne qui n’est pas une religion de la culpabilité, mais qui est une religion de la réconciliation. Cette réconciliation passe par la conversion de notre vie, c’est-à-dire par le retournement de notre manière de faire.

On peut évoquer d’un mot une lecture de la situation de notre société. Comme le jeune fils de la parabole, elle s’est appropriée son héritage, elle ne l’a pas forcément gaspillé, elle l’a peut-être fait fructifié, elle l’a peut-être fait produire des rendements satisfaisants, au moins pour quelques-uns, elle a opéré ce que l’on appelle gentiment une sécularisation, c’est-à-dire qu’elle a pris son bien et qu’elle s’est mise à son compte. Dieu est considéré que comme une sorte de fantoche qui vient compliquer l’existence des gens simples. Il est beaucoup plus simple de l’éliminer du paysage et de continuer à vivre comme s’il n’existait pas. Mais cette société de la prospérité, même inégalement partagée, cette société de l’affranchissement de la vérité, cette société de l’affranchissement des règles morales produit-elle la liberté ou produit-elle un système de condamnation infiniment plus injuste que le système de la foi ? Vous rendez-vous compte dans notre société de la chasse qui est entreprise contre tous ceux qui ne pensent pas comme il faut ? Vous rendez-vous compte de la prospérité médiatique qui se développe sur la mise au pilori d’un certain nombre de personnes de notre monde ? Vous rendez-vous compte de ce vice accusateur qui habite les cœurs parce que la miséricorde a été éliminée du monde ? Il n’y a plus de justice possible si on ne peut pas montrer les victimes en public. Il n’y a plus de justice possible si les exécutions capitales se passent dans le secret. Alors pour qu’il y ait une justice, il faut que l’on trouve des coupables -qu’ils soient vraiment ou pas vraiment coupables c’est relativement accessoire, de toute façon ils sont coupables de quelque chose- donc il faut que l’on trouve des coupables, qu’on vous les mette en première page et que l’on vous dise : vous pouvez tirer dessus ! On vous les offre pour faire justice ! Cela, c’est le monde sans miséricorde, et ce monde sans miséricorde, pour s’absoudre de son injustice, accuse l’Évangile d’être un évangile de contraintes et d’exigence morale. Mais où est l’exigence morale ? Qui fait peser une exigence morale sur le cœur des hommes ? Est-ce le Christ qui vient livrer sa vie, qui se fait péché pour nous (2 Cor 5, 21) pour que nous puissions être réconciliés avec Dieu ? Ou bien est-ce que ce sont les accusateurs publics qui fusillent à vue pour manifester qu’ils sont purs, comme les scribes et les pharisiens étaient purs, c’est-à-dire capables de ne pas dévoiler la turpitude de leur cœur ?

Voilà la conversion à laquelle nous sommes appelés : essayer d’être des acteurs, des constructeurs d’une société de réconciliation et non pas d’une société de condamnation. Être des témoins que la réconciliation est possible pour ceux qui sont capables de réfléchir sur leur vie, de comprendre quelque chose de la misère humaine, qui ont accueilli la révélation de la miséricorde de Dieu comme une espérance et comme une motivation pour se lever, se mettre en route et retourner vers le Père qui nous attendra au cours de la Vigile pascale. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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