Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe du 25e Dimanche Temps Ordinaire - Année C

Dimanche 22 septembre 2013 - Notre-Dame de Paris

 Am 8, 4-7 ; Ps 112, 1-2.5-6.7-8 ; 1 Tm 2, 1-8 ; Lc 16, 1-13

Frères et Sœurs,

Pas à pas, l’évangile de saint Luc nous conduit à emprunter le chemin ouvert par le Christ, chemin qui vise à rassembler ses disciples à la table du repas. Vous vous souvenez sans doute que dimanche dernier nous avons médité sur les paraboles de la miséricorde, en découvrant comment Dieu prend l’initiative pour aller à la recherche du pécheur, pour ramener celui qui était mort à la vie, pour retrouver celui qui était perdu.

Avec la parabole que nous entendons aujourd’hui, nous sommes situés davantage sur le versant de la réponse de l’homme à ce don de Dieu. À quelle condition peut-on vraiment entrer au service du Seigneur ? À quelle condition peut-on vraiment suivre le Christ ? Et comme il arrive à plusieurs reprises dans l’évangile de saint Luc, la manière d’exprimer le choix prioritaire pour le Christ se formule d’une façon exclusive. On ne peut pas servir deux maîtres, « vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent » (Lc 16, 13). Nous pouvons évidemment entendre cette affirmation de l’évangile de saint Luc comme une manière pédagogique de mettre en opposition forte le service de Dieu et le service de l’argent. Mais nous pouvons aussi comprendre, parce que cela revient très souvent dans l’Écriture, comment l’argent n’exprime pas simplement un moyen économique de vivre, mais une forme idolâtrique en face de Dieu. Le prophète Amos, dont nous avons entendu tout à l’heure la lecture, nous rappelle bien comment la déviation du peuple d’Israël se manifeste en particulier sur les questions de justice et d’honnêteté dans les tractations et les marchés habituels : ils faussent les balances, ils rognent sur la valeur monétaire, ils attendent impatiemment la fin du sabbat pour pouvoir reprendre leurs affaires… Il y a dans leur vie une force et une puissance qui les éloignent de Dieu. Cette force et cette puissance qui prennent la place de Dieu sont une véritable idole. L’évangile de Luc la désigne comme « l’argent trompeur » (Lc 16, 11).

Comment pouvons-nous comprendre cette opposition entre le service de Dieu et le service de l’argent ? Il me semble que nous pouvons ouvrir un certain nombre de pistes de réflexion. La première qui est ce que j’appellerais la dynamique de la convoitise. C’est celui ou celle qui veut toujours plus, plus d’argent, plus de biens, perpétuellement en recherche non pas de mettre en pratique la volonté de Dieu, mais de trouver les moyens d’accumuler le plus de biens possibles. Cette convoitise, l’Écriture nous le dit à plusieurs reprises et en particulier dans le Nouveau Testament, est à l’origine de la violence et de la guerre. C’est la convoitise qui nous fait désirer le bien d’autrui, c’est la convoitise qui nous pousse à dominer nos frères pour nous approprier leurs biens. Mais l’argent n’est pas simplement l’objet d’une convoitise, c’est vraiment une idole de substitution dans la mesure où la recherche de l’argent, la recherche de l’enrichissement permanent, deviennent le centre de gravité de l’activité humaine. Il suffit d’écouter, sans a priori, les informations chaque jour. Quand on présente une activité, un projet, une découverte, la seule question qui vient immédiatement c’est : combien cela coûte-t-il ? C’est-à-dire que la masse d’argent qui correspond à une activité, à un projet, à une découverte, devient l’élément de jugement premier. Combien ça coûte ? Et nous comprenons ainsi comment, peu à peu, l’argent occupe la première place dans la préoccupation. Évidemment, je ne pense pas aux gens qui manquent cruellement d’argent et qui ont l’obligation de se préoccuper de savoir comment ils vont manger et comment ils vont dormir ; mais je pense au plus grand nombre, qui a tous les moyens de subsister et qui est cependant complètement mobilisé par cette question : qu’est-ce qui va rapporter le plus ?
À tel point que l’on jugera la valeur que la société accorde à telle ou telle profession par la rétribution qu’on lui donne, et si tel ou tel métier est moins payé, cela veut dire qu’il est moins bien considéré, et qu’il sera moins pratiqué. Peu à peu, d’instrument d’échange, d’instrument de valeur économique, de moyen de vivre, l’argent devient le maître de nos vies. Il n’est plus simplement ce dont nous avons besoin pour vivre, il est ce pour quoi nous vivons, ce qui n’est pas la même chose. Il n’est plus simplement un moyen pour réaliser un certain nombre de projets, il devient le projet en lui-même. Et pour parvenir à l’obtenir, on est prêt à sacrifier beaucoup de choses, pas seulement à se détourner de Dieu, mais même à sacrifier une vie de famille, à sacrifier des relations avec ses proches, à sacrifier des services que l’on peut être amené à rendre aux uns ou aux autres parce qu’on n’a pas le temps, et on n’a pas le temps parce que le temps, c’est ce que nous utilisons pour gagner de l’argent !

Je crois qu’il faut accepter d’entendre ce jugement du Christ : « On ne peut pas servir deux maîtres : ou bien on déteste le premier et on aime le second ; ou bien on s’attache au premier et on méprise le second. On ne peut pas servir à la fois Dieu et l’argent. » (Lc 16, 13) Et c’est à la lumière de ce choix radical, en sachant ce qui tient la première place dans notre vie que nous pouvons répondre. À quoi accordons-nous le plus d’importance ? Que sommes-nous prêts à sacrifier pour rendre à Dieu ce que nous lui devons, pour rendre à nos frères ce que nous leur devons ? Que sommes-nous prêts à sacrifier pour construire une vie qui soit vraiment, comme le disait saint Paul dans l’épître à Timothée : « une vie dans le calme et la sécurité, en homme religieux et sérieux » (1 Tm 2, 2) ? Quand nous posons cette question nous voyons bien que la parabole par laquelle elle est introduite dans l’évangile de Luc n’est évidemment pas une apologie de la malhonnêteté. Si le maître fait l’éloge de son serviteur malhonnête ce n’est pas parce qu’il est malhonnête, c’est parce que dans sa malhonnêteté il a gardé suffisamment de bon sens pour réfléchir et pour trouver une solution qui lui évite de sombrer dans la misère. Et la leçon que Jésus en tire est très claire : les hommes, « les fils de ce monde, sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière » (Lc 16, 8). Jésus ne nous encourage pas imiter la malhonnêteté de ce gérant indélicat, mais c’est comme s’il nous disait : soyez aussi malins que lui dans la manière de gérer votre vie, ne vous trompez pas sur l’objectif et les moyens, ne vous trompez sur ce qui peut vous faire vivre et ce qui peut vous faire mourir, choisissez le véritable maître, choisissez celui qui ne trompe pas, celui qui n’est pas une apparence de force et de vie, mais celui qui est la vie et la force lui-même, c’est-à-dire Dieu.

Prions donc le Seigneur qu’au long de ce chemin par lequel nous essayons de suivre et de rejoindre le Christ, nous ayons suffisamment de lumière, de lucidité et de courage pour identifier ce qui fait obstacle à notre service de Dieu et pour choisir le seul maître qui vaille : Dieu lui-même.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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