La Nativité de Jésus (2022)

La Nativité de Jésus est un sujet abondamment traité par les artistes à toutes les époques.
Comment ce thème est-il renouvelé ?
Regardons l’interprétation qu’en ont donnée deux artistes de la seconde moitié du XVème siècle, l’un allemand, l’autre italien.

Sous l’influence des idées humanistes et l’apparition d’une nouvelle classe bourgeoise fondant sa fortune sur le commerce et qui prend les rênes des États, naît un nouveau système de représentation du monde avec la nature sensible et visible comme modèle, s’appuyant sur deux innovations essentielles, l’utilisation de la peinture à l’huile et la mise en pratique des lois de la perspective linéaire.
Deux courants d’artistes vont émerger, s’influençant l’un l’autre, les maîtres du Nord et les maîtres italiens.

I. La peinture du Nord

Nativité, Martin Schongauer. Vers 1480
Huile sur panneau de chêne. 37,8 x 28cm. Staatsliche Museum, Berlin

Martin Schongauer est né à Colmar (ville qui faisait alors partie du Saint Empire romain germanique) aux environs de 1450, d’un père orfèvre, originaire d’Augsbourg et ayant acquis le droit de bourgeoisie à Colmar en 1445 (droit qui permettait à son titulaire de dépendre de la commune et non d’un suzerain autre que le roi).
On connaît peu de choses de sa formation itinérante. On suppose qu’il a été formé d’abord dans l’atelier paternel et auprès d’un peintre de Colmar, Caspar Isenmann. Sans doute s’est-il rendu ensuite en Flandre (Pays-Bas méridionaux) où il a été en contact avec les peintres de cette région, Hans Memling, Dirk Bouts et Rogier Van der Weyden, qui ont bouleversé l’art de peindre en introduisant en Europe du Nord la perspective et la technique de la peinture à l’huile améliorée par les frères Van Eyck.
Dans tous les cas, Schongauer rapporte de ses voyages une connaissance approfondie de l’art flamand du XVème siècle qu’il intègre avec beaucoup de finesse à un style pictural qui joint l’expressionnisme et l’idéalisme du gothique international au naturalisme de la Renaissance nordique.
En 1469, il s’établit à Colmar, qu’il ne quittera que vers 1488-1489 pour rejoindre Breisach-am-Rhein (Vieux-Brisach), où il meurt en 1491.
On peut lui attribuer avec certitude une dizaine de panneaux peints, dont la célèbre Vierge au buisson de roses (1473), conservée en l’église des Dominicains à Colmar, des dessins, et surtout plus de cent vingt gravures qui ont assuré sa renommée. Graveur le plus célèbre avant Dürer, il est l’un des premiers artistes à acquérir une reconnaissance à l’échelle européenne.
Le musée Unterlinden de Colmar conserve une statue de lui réalisée par Bartholdi entre 1860 et 1863.

Les dimensions de ce petit panneau le désignent comme destiné à une pratique dévotionnelle privée.
La scène est construite de façon à ce que les lignes qui l’organisent attirent le regard du spectateur vers l’Enfant Jésus, ainsi celle où se situent les têtes de Joseph et de Marie, celle où ont été placées les têtes de deux des trois bergers (le décalage de la troisième permet de créer l’illusion du mouvement), celle qui relie la tête de l’âne à la tête du bœuf. Procédés de composition traditionnels.
Plus nouveau est le fait qu’il s’agit là d’un des premiers tableaux montrant la Sainte Famille telle que la laissent imaginer les Écritures, c’est-à-dire pauvre.

Un grossier tissu de laine posé sur de la paille, usé et déchiré, protège l’Enfant du froid et des aspérités du sol, tandis que les baluchons présentent de nombreux accrocs, ces deux éléments étant disposés bien en évidence au premier plan. L’habit de Joseph montre, lui aussi, des signes d’usure.

Là où, traditionnellement, les peintres insistent plutôt sur le délabrement de l’ étable (cf. La peinture d’Albrecht Altdorfer) pour suggérer la précarité du contexte de la naissance de Jésus et révéler ainsi le symbole (le bâtiment en ruine représente l’Ancienne Alliance, qui va être remplacée par la Nouvelle Alliance que vient inaugurer le nouveau-né), Schongauer a choisi de nous montrer des voyageurs que leur équipement met presque à égalité avec de pauvres bergers venus adorer l’Enfant.

Seule Marie, au centre de la scène, échappe à cette règle. Sa robe, dont le plissé sculptural est propre au style gothique, demeure néanmoins sobre et ne montre aucune déchirure : la Vierge Marie est demeurée sans souillure et l’amour qu’elle porte à l’Enfant est un inaltérable vêtement, tandis que tout ce qui est marqué par la matérialité est voué à se corrompre et à disparaître, comme l’illustre le manteau rouge de Joseph, dont la couleur rappelle son appartenance au monde charnel, tandis que le bleu, spirituel, ne se dégrade pas.
Il est également intéressant de noter la façon dont le peintre a caractérisé Joseph. Un peu à l’écart, debout derrière Marie, représenté comme souvent sous les traits d’un homme déjà âgé, il semble dépassé par l’ampleur de l’événement qui vient de se produire, comme l’attestent ses mains croisées en signe d’impuissance. En revanche, son regard perdu est profondément émouvant : il y passe la conscience d’être à la fois partie prenante et exclu d’un Mystère qui dépasse aussi bien sa condition d’homme ( la naissance est affaire de femmes) que d’Homme ( la venue du Sauveur est affaire de Dieu).
Peut-être peut-on lire également dans ce sens l’expression du berger agenouillé qui lui est symétriquement opposé. Ces deux hommes sont submergés par un événement dont ils perçoivent l’étrangeté, au sens que ce mot pouvait revêtir au XVème siècle. On remarque le réalisme avec lequel l’artiste a peint ces trois bergers, à trois âges de la vie, avec leur personnalité ; les objets qu’ils tiennent ( le bâton, le chapeau de paille usé et le pipeau) font partie de leur quotidien
À l’arrière-plan, dans une belle perspective bleutée, s’offre à nos yeux un paisible paysage vallonné, aux tonalités pastel. Un troupeau de moutons paît tranquillement sous un arbre, au bord d’un ruisseau dont l’œil du spectateur suit le cours jusqu’à une ville et un château situé en hauteur. Paysage imaginaire, qui établit le rapport entre l’infiniment grand ( le paysage) et l’infiniment petit ( la scène de la Nativité) caractéristique de la peinture du Nord au XVème siècle, mais ici ce rapport est inversé : le paysage, les bâtiments, le ruisseau et les moutons appartiennent au quotidien, à l’ordinaire, tandis que la scène de la naissance de Jésus appartient à l’extraordinaire et engage le spectateur à la méditation.
Il s’agit bien d’une Nativité, c’est-à-dire de la naissance extraordinaire de Jésus, mais Schongauer en a fait disparaître les signes surnaturels : il n’y a pas d’auréole autour des têtes de la Sainte Famille, aucun ange ailé n’apparaît dans cette scène, aucun rayon de lumière divine n’émane de l’Enfant. Le peintre oblige le spectateur à reconstruire mentalement tous les signes sacrés induits par les codes visuels, évidents à l’époque, que sont l’étable, l’âne et le bœuf, la vénération des bergers et les signes d’adoration réciproques de Marie et de son Enfant.

C’est là une Nativité construite autour de l’amour maternel, ce lien unique et indicible de la mère à l’enfant. Entre Marie et Jésus apparaît la tête du bœuf dont le traitement pictural que lui a réservé Schongauer révèle une douceur inhabituelle. L’animal est le seul être de la scène à regarder le spectateur et à lui permettre donc d’entrer dans le tableau.
Tableau qui révèle la sensibilité de l’artiste et donne à la scène une grande intériorité et une spiritualité proche de celle que développe à la même époque Hans Memling, peintre allemand devenu citoyen de Bruges.


II. La peinture italienne

Nativité ou Sainte Famille, Lorenzo Costa (vers 1490)
Huile sur bois. 65 x 85,5cm. Musée des Beaux-arts, Lyon

Lorenzo Costa est né à Ferrare, dans le delta du Pô, aux environs de 1460. Il est donc contemporain de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, mais issu de l’école de Ferrare, elle-même influencée, de par sa position géographique, par le courant artistique vénitien. Il part à Florence et devient le disciple de Benozzo Gozzoli (connu pour son Cortège des Mages).
En 1483, il se rend à Bologne dont l’école émerge alors vis-à-vis de l’ école de Ferrare. Sa production devient importante. En 1506, lorsque la famille Bentivoglio, qui le protégeait, est chassée de Bologne, il quitte la ville et se rend à l’invitation d’ Isabelle d’Este. Il devient alors peintre officiel des Gonzague à la cour de Mantoue, où il meurt en 1535.

Ce tableau de dévotion privée, de petit format, devait orner une chapelle de maison particulière. En une composition claire et contrastée, Lorenzo Costa a représenté ici Marie et Joseph, en adoration devant Jésus qui vient de naître.

L’Enfant nu est allongé sur un lit de branchages tressés recouverts par un linge qu’il nous désigne du doigt. Sa position est nouvelle et unique dans la peinture. De plus, les yeux entrouverts, l’Enfant semble nous regarder et s’adresser à nous.
Serrés par le cadre étroit et sombre d’une pièce éclairée par une source lumineuse venant de la gauche, les personnages encadrent symétriquement une ouverture qui permet au regard d’aller jusqu’au lointain. Ni animaux ni étable, seulement la Sainte Famille.
Une "fenêtre", placée de façon originale au centre du tableau, fait entrer la lumière naturelle, grâce à laquelle resplendit le chatoiement des couleurs des vêtements de Joseph et de Marie. Dehors, dans un paysage maritime et montagneux, on reconnaît les abords d’une ville. À l’avant, des arbres et un chemin emprunté par des voyageurs. Sur l’eau, on devine de petites constructions de bois et des collines escarpées à droite. Le caractère fantastique de ce paysage précisément décrit, qui ressemble davantage à Ferrare qu’à Béthléem, révèle son inspiration flamande.

En revanche, la représentation des personnages et le rythme de la composition permettent de situer nettement l’œuvre dans l’atmosphère de la Renaissance italienne. Ainsi, le modelé du visage de Marie et celui du corps de l’Enfant, l’élégance des drapés et la palette colorée évoquent les recherches des maîtres italiens du XVème siècle et rappellent que Lorenzo Tosca a été l’élève d’Ercole de Roberti, peintre de l’école de Ferrare, et comme lui actif à Bologne.

Il faut remarquer l’audace du jeu des couleurs choisies, comme l’orange du manteau de Joseph et le coloris changeant, entre vert et carmin, du manteau de Marie. Et nous devons également admirer le rendu des différentes textures des matériaux représentés, jusqu’à la transparence du voile qui recouvre les cheveux de la Vierge.
L’ensemble contribue à créer une œuvre à l’atmosphère recueillie et méditative. Les visages sont graves. Celui de Joseph semble même inquiet.

Au-delà de l’apparente simplicité d’une Nativité, le peintre suggère par des symboles dissimulés la fin tragique du Christ et nous invite à la méditation. La présence insistante et lumineuse du linge blanc fait ici allusion au suaire qui enveloppera plus tard le corps mort de Jésus. Les branchages tressés évoquent la couronne d’épines de son martyre, et le repos de l’Enfant allongé semble annoncer sa mise au tombeau.

En observant parallèlement deux œuvres peintes de la même époque, l’une allemande et l’autre italienne, nous pouvons constater combien elles sont différentes, certes, mais aussi comment les artistes ont enrichi leur art au contact l’une de l’autre.
Il y avait en Allemagne une peinture très riche, très développée, ayant ses caractères propres qui s’étaient affirmés dans les écoles du Moyen-Age et du Gothique international lorsqu’est survenue la Renaissance. L’influence flamande s’était fait sentir déjà. Au réalisme foncier des écoles allemandes, qui s’accorde d’ailleurs souvent avec une imagination fantaisiste, l’influence italienne est venue ajouter le souci d’une beauté nouvelle et leur ouvrir de nouveaux horizons. En même temps, il ne faut pas oublier le mouvement des esprits qui suivit la découverte de l’imprimerie et ses répercussions dans la peinture.

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Père Thierry Vernet © Alice Papin

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