Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 11 mars 2018

Fabrice Hadjadj : Petite élévation au-dessous de la ceinture, ou la Bonne Nouvelle des sexes.

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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 25 mars 2018 aux éditions Parole et Silence.

La version de ce texte avec les références et les notes sera publiée par Parole et Silence à la fin du cycle des conférences de carême.

Petite élévation au-dessous de la ceinture
– ou la Bonne Nouvelle des Sexes

Ayant à traiter de l’évangile et de la culture, il fallait que j’en vienne au sexe. La semaine dernière, j’en suis venu aux mains, à celles du charpentier qui cogne non pour assommer son frère, mais pour lui bâtir une demeure, une table, un lit… Il fallait donc que j’en vienne à ces autres organes plus inventifs encore. C’est du reste assez commode pour l’orateur. Le sexe mobilise immédiatement l’attention de son auditeur qui soudain ouvre un œil luisant, tend une oreille égrillarde, se souvient que pour être chrétien il n’en est pas moins gaulois. Il se peut donc que je sombre dans la facilité.

Dès que l’on évoque le sexe, tout se charge de double-sens, tout devient glissant – c’est du reste l’étymologie du mot « lubrique ». Si je parle des membres du conseil épiscopal, tout de suite, on croira que je me moque. Et c’est pourquoi certains membres du conseil épiscopal ont marqué de légitimes réticences en voyant le titre de ma conférence : « Petite élévation au-dessous de la ceinture. » On ne pouvait pas mettre cela sur une affiche du diocèse, en plein Carême. Ils se sont finalement rendus à l’évidence comme je m’y suis rendu moi-même. Car j’ai moi-même tout fait pour m’éviter cette situation embarrassante. Mais je n’y peux rien. La culture m’y force. L’évangile m’y oblige. Le titre « Petite élévation au-dessous de la ceinture » m’a été suggéré par l’Esprit Saint.

Je n’ai pas eu de révélation particulière. J’ai simplement lu le début de la Bible, la création d’Adam au sixième jour. Le titre « petite élévation au-dessous de la ceinture » suit exactement le mouvement des versets qui chante cette création : Et Dieu créa l’Adam à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa (Gn 1, 27). Il suffit de décrire la trajectoire de cette parole. Adam est créé à l’image du Très-Haut, c’est là l’élévation, et l’on pourrait s’enorgueillir de planer ainsi seul dans les hauteurs ; mais il est précisé dans un brusque passage au pluriel qu’ils sont créés mâle et femelle, et nous voici au-dessous de la ceinture, et sans cesse dérangés par le désir de l’autre.

Précisons que c’est bien « mâle et femelle » qui est écrit, et non pas « homme et femme ». Beaucoup de traducteurs euphémisent. Ils cherchent à amortir cette espèce de collision du spirituel et de l’animal, de l’image de Dieu et de la réalité des sexes. Dieu pourtant persiste sur cette voie glissante en donnant pour premier commandement non pas « priez » ou « rendez grâces », mais fructifiez et multipliez-vous, un commandement sexuel, par conséquent – une élévation au-dessous de la ceinture. S’il faut chapitrer quelqu’un pour cette hardiesse, ce n’est pas moi, mais l’Auteur de la Révélation.

Cette coulisse d’où rentrent tous les acteurs

Il nous faut donc laisser un peu de côté la pudibonderie. Et plus spécialement l’inavouable pudibonderie du pornographe. Car le pornographe est souvent un pudibond pire que le puritain, parce que c’est un pudibond qui s’ignore. Il cache le sein, il cache les sexes à travers l’acte même par lequel il prétend les exhiber. Il exhibe des sexes qui fonctionnent pour mieux cacher les sexes qui engendrent. Il exhibe un sein qui excite pour mieux cacher le sein qui porte l’enfant. Bien entendu, il accusera ceux qui associent sexe et procréation d’être des psychorigides, alors que lui, qui réduit le sexe à la mécanique bien lubrifiée du piston et du cylindre, base du moteur à combustion, est un être tout à fait libéré. Il se voudrait sorti de la cuisse de Jupiter, et non pas de la sexualité de Josyane et Marcel, l’une employée de Banque à Suresnes et l’autre chef de rayon de l’hypermarché Auchan du Centre Commercial Les Quatre Temps. Le sexe doit être pour lui le spectacle d’une performance jouissive afin de ne plus être le lieu obscur de son ingrate origine.

C’est pourtant depuis cette coulisse que jusqu’à notre époque entrent tous les acteurs de l’Histoire. Nous venons tous de l’union de deux sexes, vous, mes chers auditeurs, mais moi aussi, et Monseigneur l’Archevêque, et Simone de Beauvoir, et notre Saint-Père le pape François. Je suis né à Nanterre d’une union de Bernard et Danielle, qui eut lieu à Tunis ; Simone de Beauvoir, d’une union de Georges et Françoise, au 103 boulevard du Montparnasse, Paris VIe ; Jorge Bergoglio, d’une union de Mario et Regina, au 531 de la rue Membrillar, à Buenos Aires. L’élévation au pontificat suprême, et même l’élévation au rang de grande amazone du féminisme, commence au-dessous de la ceinture, avec la conception et la naissance, avec une femme qui nous a porté dans son sein, elle-même portée par une autre femme qui fut étreinte par un homme, et ainsi de suite, à travers heurs et malheurs, suivant une lignée dont on a vite perdu le fil.

La Bible a ainsi l’habitude d’enchaîner les noms propres dans de longues généalogies familiales. Ces listes de noms propres, on les trouve généralement ennuyeuses, alors qu’elles suggèrent les amours les plus charnelles. Ce qui se révèle à travers la Bible, en effet, s’opère à même la réalité la plus crue. C’est ce qui différencie nettement la Bible des guides contemporains de spiritualité et de méditation. Ces guides préfèrent les grands mots aux noms de famille, car selon eux la paix transcendantale ne peut s’atteindre qu’en oubliant ses parents et sa belle-mère – ce qui peut bien sûr se comprendre. Dans la Bible, au contraire, il ne saurait y avoir d’ascension sans ascendance, ni d’humilité sans descendance. Pour évoquer le cœur du mystère divin l’évangile de ce dimanche parle encore de filiation : Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. Et ce Fils unique n’hésite pas à guérir la belle-mère de Pierre. La Bible nous rappelle qu’avant les concepts qui nous passent par la tête, il y les conceptions qui passent par les sexes.

Conceptions virginales

Il en allait du moins ainsi jusqu’à notre époque. Jusqu’à notre époque, nous ne pouvions pas venir au jour autrement. Nos pères n’ont pas choisi de faire advenir des hommes par l’union des sexes : l’idée ne leur en est jamais venue à l’esprit. Ça se faisait comme ça, comme chez les bêtes, et Flaubert pouvait écrire à propos de Félicité, la paysanne d’Un Cœur simple  : « Elle n’était pas innocente à la manière des demoiselles, – les animaux l’avaient instruite. » C’était un donné de notre animalité, et notre rationalité devait faire avec. C’était un donné de la nature, et chaque culture devait s’en accommoder. Or, ce qui était hier nécessité devient aujourd’hui option. Ce que nos pères ne pouvaient qu’admettre sans avoir à l’accepter, nous pouvons soit y consentir, soit faire le choix de le refuser. Situation absolument neuve, si neuve que les questions qu’elle pose ne trouvent pas de formulation chez les Anciens. Ni Platon, ni Aristote, ni Thomas d’Aquin, ni même Descartes ne se sont demandés s’il fallait continuer à faire des petits d’homme par voie généalogique ou bien emprunter désormais la voie technologique, laquelle est indéniablement plus hygiénique et plus ajustée aux ambitions du futur, puisque le petit d’homme y a d’emblée une origine high-tech.

Le haut et le bas sont en nous si intimement liés que derrière cette question de notre origine sexuelle s’en trouve une autre, sur la nature de notre raison. Notre rationalité est-elle le couronnement de notre animalité, auquel cas elle se développerait selon un paradigme de culture, c’est-à-dire en cultivant le don de la nature en nous ? Ou bien notre rationalité gagne-t-elle à se séparer ou à rationaliser notre animalité même, auquel cas elle s’élaborerait selon un paradigme d’ingénierie, c’est-à-dire en utilisant le don de la nature comme une base de données. Après tout, faire des enfants par éprouvette et non en faisant la bête à deux dos, n’est-ce pas plus rationnel, plus raisonnable même ? La conception hasardeuse qui s’opère par les sexes serait enfin soumise aux conceptions rigoureuses qui s’opèrent par l’esprit, et ce serait tout bénéfice pour le petit d’homme.

Premièrement, ce petit d’homme aurait une origine dont il n’aurait pas honte : dès avant sa naissance, il aurait été formé dans une firme des mieux cotées. Il ne serait plus issu de Josyane et Marcel, mais d’une importante multinationale biotechnologique, ce qui lui permettrait d’y avoir un plan de carrière tout tracé, et de vivre chacun de ses anniversaires comme une montée dans les échelons. Et puis, si l’on ne peut songer à l’acte sexuel de ses parents sans une terrible gêne, on parvient très bien à regarder en face le rapport d’activité d’une entreprise.

Deuxièmement, le petit d’homme ne serait plus livré à un couple d’imbéciles. La faculté naturelle de procréer ne dépend pas de l’intelligence ni de la générosité des géniteurs, mais d’une espèce de chimie bestiale. Le mâle et la femelle peuvent avoir un Q.I. inférieur à 69, être toxicomanes, violents, fans de Nabilla, que sais-je ? et soudain devenir parents suite à une soirée arrosée où ils n’avaient plus leur tête que du reste ils avaient déjà très vide. Au demeurant, quel ingénieur consciencieux pourrait avoir l’idée saugrenue de mettre un enfant entre un homme et une femme, entre deux êtres mus par le désir plus que par le devoir, qui se prennent parfois l’un l’autre mais qui jamais ne se comprennent ? Quand on a pour origine le génie génétique, le contrat est clair, on est sûr d’avoir été produit par des gens sobres, qui ont un Q.I. supérieur à 150, et assez d’argent pour payer des études.

Troisièmement, le petit ne serait pas lui-même un dégénéré. Il aura été soigneusement sélectionné dans l’œuf, et même avant l’œuf, dans les gamètes. Ce n’est pas à 20 ans qu’il passe le concours d’entrée aux grandes écoles, c’est dès sa conception. Il n’est pas plus tôt mis dans l’incubateur qu’il a déjà réussi l’examen de passage avec mention excellent et félicitations du jury. Son code génétique se présente comme le meilleur bulletin scolaire et le prédestine à avoir un job en or et une santé de fer. Il est même probable que dans un futur proche nous ne pourrons plus faire autrement que de recourir à l’ingénierie du vivant pour modifier le génome de nos petits. L’environnement sera si dégradé qu’il faudra muter pour survivre. On devra par exemple hybrider l’homme avec la bactérie deinococcus radiodurans, capable de résister aux températures extrêmes, à la famine, à l’acide sulfurique, au vide intersidéral et à des niveaux de radiations équivalent à 5000 fois la dose mortelle. Radiodurans ayant un pronostic vital bien meilleur que l’humanité, il sera bon pour l’homme d’avoir cette bactérie pour mère virginale.

Le fruit des entrailles ou le produit de l’incubateur

En quoi cette rationalisation de la conception humaine ne s’inscrirait-elle pas dans une certaine continuité avec l’évangile ? N’imite-t-elle pas l’incarnation de l’Homme Nouveau ? C’est l’Esprit de Dieu, et non l’animalité de Joseph, qui couvre Marie de son ombre, et Marie apparaît déjà comme une mère porteuse ou un incubateur de chair, faute en ces temps-là de moyens plus sophistiqués. On peut ajouter que Jésus dit à propos de Judas : Malheur à celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Mieux eût valu pour cet homme-là qu’il ne fût pas né ! (Mt 26, 24). Il est donc des circonstances où il aurait mieux valu ne pas naître. Pourquoi alors ne pas inventer la circonstance où l’on ne naît plus au hasard, en courant le risque de devenir un monstre, mais où l’on est produit comme il faut, en entrant dans le rang, en étant d’une bonté parfaitement réglée comme un appareil sans défaut, avec la sauvegarde d’un service après vente et d’une clause « satisfait ou remboursé » ?

Nous pouvons bien critiquer le paradigme technocratique, nous devons concéder qu’il est animé par la bonne intention de faire un monde meilleur et d’y établir un homme sans faille, authentique, qui ne peut plus errer ni pécher. Cette bonne intention nous confronte à un problème analogue à celui de « la manivelle de Sismondi ». Jean de Sismondi est un économiste suisse du début du XIXe siècle, d’abord disciple d’Adam Smith, puis son adversaire. Il s’est interrogé sur l’avenir du travail à l’époque du machinisme et du consumérisme naissant. Pour exposer le problème, il a forgé un petit apologue qui s’énonce en ces termes : « Si, de progrès en progrès, on inventait une machine assez puissante pour faire tout le travail qui s’effectue dans un grand pays et assez douce pour être tournée par la main d’une femme, par exemple celle de la reine d’Angleterre, est-ce que ce serait un bien ? Et que deviendrait le peuple anglais ? » La question est très contemporaine : il s’agit d’appuyer sur des boutons, non de tourner une manivelle, et, cependant, si nous pouvions produire ainsi en abondance et en automatique toutes les richesses matérielles, en quoi serait-ce un mal ?

À l’évidence, ce ne serait pas un mal en soi, et, en même temps, ce serait une échappée hors de la condition humaine. Pour ce qui nous concerne, l’échappée est plus extrême, et le problème pourrait tout aussi bien se poser à Monseigneur : si vous disposiez d’une machine permettant de produire des hommes pacifiés, infaillibles et impeccables, disons une machine à faire des saints, est-ce que vous l’utiliseriez ? Et si vous ne l’utilisiez pas, ne renonceriez-vous pas à une fantastique occasion d’accomplir le bien du monde, et ne vous rendriez-vous pas par là complice du mal que vous auriez laissé s’y propager ?

Il semblerait que Dieu n’ait pas jugé bon d’installer une telle machine. Et il semblerait que ce projet de produire un homme parfait, de cerveau à cerveau, sans passer par la folie des sexes, selon la clarté d’une conception idéale et non l’obscurité d’une conception charnelle, il semblerait que ce projet soit moins celui de l’homme nouveau porté par Marie que celui de l’homoncule promu par Méphisto – enfin par Méphisto et Wagner, le valet du Second Faust de Goethe. Nous pouvons relire ici le dialogue visionnaire de Wagner et Méphisto devant le fourneau où se concocte l’homme artificiel :

Wagner
Il se fait un être humain.

Méphisto
Un être humain ? Et quel couple amoureux
Avez-vous donc enfermé dans la cheminée ?

Wagner
À Dieu ne plaise ! La procréation telle qu’elle était de mode
Nous la déclarons une vaine plaisanterie (...)
Tout cela est déchu maintenant de sa dignité.
Si l’animal continue à prendre plaisir à ces choses,
L’homme avec ses belles facultés
Doit désormais avoir une origine plus haute et plus pure. [...]
Une grande entreprise paraît folle au début ;
Mais nous voulons désormais nous rire du hasard,
Et le cerveau destiné à penser supérieurement
Sera créé désormais aussi par un penseur.

Appareils génitaux et appareils technologiques

Faust sera finalement sauvé par la prière de Marguerite. Goethe croyait encore à la rencontre du mâle et de la femelle. Et il croyait à une nouveauté plus profonde que celle de l’innovation, la nouveauté du printemps, comme il l’exprime dans ces vers : « Car le sol les engendre à nouveau / Comme il les a depuis toujours engendrés. » Le « depuis toujours » pourrait faire croire à une répétition monotone. De fait, le printemps n’innove pas, et néanmoins ses fleurs nous surprennent toujours. La nouveauté ici n’est pas de l’ordre de l’innovation, mais de la naissance. La nouveauté de l’innovation rompt avec le passé, qu’elle rend obsolète. La nouveauté de la naissance ne rompt pas avec le passé, mais, en renouant avec l’événement de l’origine, elle renouvelle le passé lui-même.

Les appareils génitaux sont ainsi plus novateurs que les appareils technologiques. Ils assument le hasard, non seulement parce que « le hasard assure la surprise du toujours neuf », mais surtout parce qu’il est le signe que le nouveau-né advient comme don de la vie et non comme réalisation d’un programme. De la banale union des sexes surgit un visage, avec ses traits inattendus, alors que de la formidable manipulation du laboratoire résulte un portrait-robot, avec ses traits prédéterminés, et gare à lui s’il ne remplit pas les objectifs pour lesquels on l’a produit !

Les appareils génitaux sont aussi plus originaux que les appareils technologiques. La généalogie situe dans une double ascendance qui croise deux histoires improbables remontant à la nuit des temps. D’un laboratoire peut sortir un impressionnant cyborg ; d’un lit conjugal peut jaillir un Tchouvache de Kozlovka, un Fon du Bénin, le métis d’un Haïtien et d’une Auvergnate, et même, chose non moins inouïe, un Juif ou un trisomique. Ni un Juif ni un trisomique ne saurait provenir d’un incubateur. Le Juif est issu d’une élection sans sélection, uniquement parce qu’il a séjourné dans le ventre d’une mère juive, qui le lui rappellera toute sa vie. La personne trisomique aussi n’a pas connu la sélection, et bien que son élection soit plus difficile à reconnaître pour nous autres « bisomiques » qui avons moins de joie de vivre que de souci d’avoir du succès, elle n’est pas absente. Le grand rabbin israélien Abraham Yeshaya Karelitz avait l’habitude de s’incliner avec révérence chaque fois qu’il croisait une personne atteinte de trisomie 21 : l’élu qui avait réchappé aux sélections nazies reconnaissait une autre présence non sélectionnée et la devinait comme élue. Lorsqu’on lui demanda pourquoi il rendait un tel honneur à ces personnes déficientes, le rabbin répondit : « Si le Saint béni soit-il ne leur a pas donné les moyens d’étudier la Torah comme moi, c’est qu’à Ses yeux ils sont déjà plus avancés que moi dans la connaissance de son mystère. »

Les appareils génitaux engendrent par là des êtres qui ont une durée plus grande que les immortels rêvés par les appareils technologiques. Ce n’est pas seulement que le superman technologique connaît nécessairement le sort des marchandises qui sont à la mode et bientôt démodées, rendues caduques par les dernières découvertes et la nécessité de faire encore du profit. C’est surtout que le mortel reste en rapport avec les mortels qui l’ont précédé. En tant que fils d’un Haïtien et d’une Auvergnate, il se sent lié aux cultures du Puy de Dôme et de Port-au-Prince. En tant que né d’un homme et d’une femme, sa temporalité s’étend à tous les siècles de l’histoire, il peut recevoir des enseignements de Molière, Shakespeare, Tchouang-Tseu, Virgile, Moïse, là où le futur immortel recevra surtout des factures de son réparateur en électronique. En s’évadant de la condition humaine, cet immortel se replie sur le moment le plus récent. Il ne se rattache plus à une culture mais à une startup, et sa conscience temporelle n’excède pas les deux ans de durée moyenne des meilleurs smartphones.

Les appareils génitaux sont enfin plus transhumains dans leur humanité même que les appareils du transhumanisme. Leur mode de procréer, celui du don mystérieux, les relie à la fécondité éternelle de Dieu. Le Credo de Nicée-Constantinople déclare que le Fils est genitus non factus, engendré non pas créé ; le credo technologique vise exactement l’inverse, un être créé et non pas engendré, né du siècle sans aucun père. — Mais nos appareils génitaux nous relient également aux autres animaux. La femme enceinte est encore plus femme et encore plus mammifère. L’homme qui devient époux et père accueille et transfigure en lui le crabe-violoniste qui fait sa parade et le corbeau qui défend le nid. Les appareils génitaux sont ainsi les appareils d’une écologie intégrale. À travers eux sont liés le ciel et terre, car on peut aussi bien dire d’une naissance ce que saint Paul dit de cette nouvelle naissance qu’est le Salut : Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu ; cela ne vient pas de vos œuvres : personne ne peut en tirer orgueil (Ep 2, 8-9). À travers eux sont aussi liés nature et culture, car c’est là que la nature se donne premièrement à nous, et c’est à partir de là que la culture fait émerger la famille, sa première institution et son premier lieu de transmission.

La maternité à l’impossible (la paternité à la ramasse)

Ce sont ainsi les appareils génitaux, non les appareils technologiques, qui engendrent l’homme authentique. Et l’on peut comprendre à partir de ce que nous avons médité que la communion de Joseph et Marie est en vérité plus sexuelle que n’importe quelle union où il n’y aurait que l’acte génital sans génération. D’abord Joseph n’est pas un père adoptif, car il ne prend pas l’enfant d’un autre homme. Et il est même plus radicalement père que tout père humain naturel, car il est plus radical d’être père par la source même des forces de la nature, que par les forces de la nature elle-même. Et Marie n’est pas une mère porteuse, car elle ne porte pas l’enfant d’une autre femme. Et elle est même plus radicalement mère que toute mère humaine naturelle, car elle laisse prendre chair dans ses entrailles une vie qui échappe encore plus à tout contrôle.

L’évangile ici assume le fond de la culture. La culture, je l’ai déjà dit, accompagne un dynamisme naturel. Elle a pour référent premier l’agriculture, mais aussi, plus profondément, la maïeutique. Socrate compare la tâche de la pensée à l’art de l’accoucheur. Et Jésus compare l’œuvre du salut à un accouchement : La femme, lorsqu’elle enfante, éprouve de la tristesse, parce que son heure est venue ; mais, lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de la souffrance, à cause de la joie qu’elle a de ce qu’un homme est né dans le monde (Jn 16, 21). La culture renvoie ainsi à la sage-femme, et l’évangile à la femme elle-même dans sa maternité.

La grossesse et l’accouchement sont en effet le modèle d’une fécondité qui n’est pas une fabrication, et qui passe par la souffrance et la faiblesse, disons même par l’impossible (« Je n’y arriverai jamais », dit souvent la femme qui accouche). Impossible parce qu’on n’en peut plus, mais c’est alors la vie qui peut en nous. Impossible parce qu’on n’a pas pu produire quelque chose, mais on se retrouve devant quelqu’un. Impossible parce qu’on n’a pas pu faire un objet innovant, mais on a fait place à un nouveau sujet. Et dès lors on n’a pas l’orgueil d’avoir construit un prodigieux masque de réalité augmentée, mais on a la responsabilité d’avoir laissé advenir un visage, à travers les yeux duquel le réel même se voit de part en part renouvelé.

Si la mère donne mieux que la matrix, le père donne aussi mieux que l’expert. L’expert communique ce qu’il a compris de la vie. Le père transmet la vie tout entière, même dans ce qu’il ne comprend pas. Et c’est pourquoi il commet des erreurs, colle des raclées pas très éducatives, passe à côté de son propre enfant. Mais il peut alors réaliser ce qu’aucun expert, dans son habileté même, ne saurait produire. Il peut demander pardon à son enfant. Il peut l’arracher au plan de carrière automatique et le faire entrer dans l’aventure de la misère et de la miséricorde, et se tourner avec lui vers la tendresse du Père éternel.

Tant qu’il y aura des monstres

Notre époque extrême, en faisant option de ce qui était depuis toujours nécessité, a cet avantage de nous contraindre à considérer cette ancienne nécessité comme un don et à découvrir plus radicalement l’embrassement de la chair et de l’esprit. Mais elle induit aussi un déplacement de la morale vers la miséricorde. Pascal dit que « la vraie morale se moque de la morale ». Hans Jonas, penseur de l’éthique à l’époque de la technologie, affirme qu’il faut opposer à l’« optimisme impitoyable » de l’utopie technocratique un « scepticisme miséricordieux ». La miséricorde est en elle-même sceptique quant à la capacité de l’homme à être sans misère. Dans un contexte où l’utopie technocratique se propose de fabriquer un immortel super-performant, la miséricorde en vient même à reconnaître dans une certaine misère intrinsèque à la condition humaine quelque chose qu’il faut vouloir sans pouvoir le souhaiter.
Et c’est pourquoi de nos jours la charité peut prendre les dehors de la cruauté. Exhorter l’homme non plus seulement à être bon, mais d’abord à rester humain, nous entraîne vers une bonté extrêmement paradoxale, où il s’agit d’affirmer qu’il est bon de naître selon les contingences de l’union d’un homme et d’une femme, bon de pouvoir souffrir jusqu’à être un handicapé, bon de pouvoir pécher jusqu’à être un traître, bon de pouvoir mourir jusqu’à risquer l’impénitence finale, bon enfin de conserver l’ambivalence inséparable de la condition humaine ici-bas.

Hans Jonas, dans Le Principe Responsabilité, va jusqu’à dire que nous sommes désormais responsables de maintenir cette ambivalence humaine contre la tentation de fabriquer des individus univoques pour lesquels tout marche comme sur des roulettes : « Nous faisons l’expérience des saints et des monstres de l’humanité, mais penser qu’on puisse avoir les uns sans la possibilité des autres […] est une illusion issue d’une idée sécularisée de la nature et du bonheur [où l’accès au bonheur est conçu en dehors de tout drame, comme un développement spontané d’une nature humaine sans blessure]. Cette illusion ne tient pas devant le savoir religieux le plus naïf relatif au péché et à la tentation. Elle ne tient pas non plus devant le savoir mondain le plus élémentaire relatif à l’indolence et à l’arbitraire du cœur. L’homme utopique devenu réellement univoque ne peut être que l’homoncule de la futurologie technologico-sociale, lamentablement conditionné pour se comporter de façon convenable et se sentir bien, dressé jusqu’en son for intérieur pour se conformer à des règles. »

Nous devons donc accepter que par-delà nos projets d’humanité pacifiée il puisse toujours y avoir des saints et des monstres, et qu’ils ne se soient pas là où on aurait bien voulu les caser. Une chose est de soigner les hommes, une autre est de les empêcher de naître. Et il y a un moment où le soin se change en totalitarisme du bien qui substitue aux ambivalences de la naissance le contrôle de fabrication. Dans une telle logique de contrôle, ni Dostoïevski ni Ray Charles ne seraient nés, le premier parce qu’il était épileptique, le second parce qu’il était aveugle. Et si l’on avait pu anticiper l’atroce passion de Jésus mort à 33 ans, il est certain que l’on aurait poussé sa mère à se débarrasser des œuvres du Saint Esprit et à remplacer son messie souffrant par un futur cadre supérieur de chez Google.

Le Fils livré

Mais il faut aller plus loin encore en tenant qu’il n’y a des saints que parce qu’il y a des monstres, les saints étant généralement des monstres repentis. Il suffit de voir saint Paul le lapidateur, saint Pierre le trois fois perfide, sainte Marie-Madeleine la putain possédée par sept démons. Même Judas aurait pu devenir le plus grand des saints après sa traîtrise. La parole de Jésus à son sujet : Il eût mieux valu qu’il ne fût pas né, cette parole est encore un appel à être saint et prophète, puisqu’elle reprend les cris de Job et de Jérémie : Maudit soit le jour où je suis né ! (Jb 3, 3 ; Jr 20, 14), et ces cris ne sont pas sans renvoyer au cri dont résonnera cette cathédrale au dimanche des Rameaux – le cri de Jésus sur la croix : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mc 15, 34).

Qu’on le veuille ou non, il n’y a pas ici-bas de salut sans épreuve, pas d’amour sans blessure, pas de résurrection sans mort. Dans la parabole du festin, le maître de maison commande à son serviteur : Va-t-en vite par les places et les rues de la ville, et introduis ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux (Lc 14, 21). Dieu recycle les déchets. Son royaume n’est fait que de récup. Les pauvres et les estropiés, les aveugles et les boiteux, les prostitués et les prodigues sont de la noce. Et même les percepteurs. Mais, encore une fois, cette charité paraît cruelle, terrible même. Elle suppose que nous n’empêchions pas l’existence des estropiés et des percepteurs. Et le serviteur devra expliquer à son propre fils pourquoi il n’est pas comme ses petits camarades qui sont des semi-robots immortels, sans angoisse, toujours connectés au serveur de l’école du futur. Il devra lui dire : « Il est meilleur que tu aies des défauts, que tu souffres, que tu meures, que tu risques même de te damner, car c’est là le don de l’existence, le gage de la liberté et l’épreuve de l’amour. »

Dieu a tant aimé le monde qu’il a livré son Fils unique. Dans le monde tel qu’il ne va pas, les pères et les mères seront de plus en plus semblables à ce Dieu, voués à un amour qui va jusqu’à livrer ses enfants au drame, parce que le drame est le mouvement même de l’offrande de la vie.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2018 : “Culture et évangélisation – La culture, un défi pour l’évangélisation”