Présentation par le cardinal Vingt-Trois de l’encylique “Caritas in Veritate” au Collège des Bernardins

Collège des Bernardins – 15 juillet 2009

Avant d’entrer dans la présentation de grands repères de lecture de l’encyclique Caritas in Veritate, que j’ai le redoutable privilège de vous présenter maintenant, je voudrais vous livrer une impression personnelle que j’ai retirée d’une première lecture. La troisième encyclique de Benoît XVI m’apparaît d’abord comme un formidable message d’espérance que le Pape veut adresser aux catholiques et, plus largement, à « tous les hommes de bonne volonté », selon la formule consacrée, c’est-à-dire à tous ceux qui sont intéressés par des réflexions inspirées par la foi chrétienne et qui sont disposés à les accueillir sans a priori négatif.

Ce message d’espérance est le suivant : l’humanité a la mission et les moyens de maîtriser le monde dans lequel nous vivons. Non seulement elle n’est pas soumise à une fatalité, mais encore elle peut transformer ce monde en agissant sur les événements ou leurs conséquences, et elle peut faire progresser la justice et l’amour dans les relations humaines, y compris dans le domaine social et économique, et même dans une période de crise comme celle que nous connaissons. Ce message d’espérance n’est pas évident dans une société qui s’est considérablement complexifiée et dans laquelle les centres de décision semblent parfois se diluer et échapper aux contrôles démocratiques et politiques. Et que dire de l’impression ressentie par nombre de nos contemporains de n’avoir aucune prise sur les événements qui conditionnent leur vie, y compris dans des régimes démocratiques comme le nôtre.

Cette espérance se fonde sur une conviction : dans l’univers, tout être humain a une dimension particulière qui lui permet de n’être pas soumis à la domination mécanique des phénomènes, qu’ils soient naturels, économiques ou sociaux. Chacun assume cette dimension particulière dans la mesure où il reconnaît que l’accomplissement de ses potentialités se reçoit dans une relation à autrui : l’homme est essentiellement un être de relation, un être social. Mais il faut encore aller plus loin. L’être humain s’accomplit dans la relation à un plus grand que lui, un Absolu, plus grand que chacune de nos existences. En effet, tout homme, qu’il soit croyant ou non, doit bien, ultimement, prendre position sur la question d’un jugement moral qui dépasse ses intérêts particuliers et dont sa conscience est le témoin. Bien sur, pour les croyants, cette référence à une transcendance a un nom, c’est Dieu. Cette référence à une transcendance est le fondement d’une conception anthropologique qui donne sa pleine dimension à la liberté et à la responsabilité humaines.

Si je voulais maintenant entrer dans la lecture de ce livre de plus de cent pages, la soirée n’y suffirait pas. Il ne faut évidemment pas y chercher un catalogue de solutions aux questions lancinantes de notre situation présente, mais sur beaucoup de sujets de la vie sociale, l’encyclique apporte une stimulation pour exercer le jugement moral et pour mettre en œuvre les critères de ce jugement. C’est d’ailleurs pour répondre à cette stimulation que je vous ai invités ce soir, responsables du monde politique, économique et social.

Tout d’abord, l’introduction, comme souvent chez le Pape Benoît XVI, n’est pas une simple formalité. Elle est un peu comme un discours de la méthode. Elle consiste en une sorte de commentaire du titre de l’encyclique : L’amour dans la vérité. Elle reprend un thème qui est cher au Pape sur les relations entre la raison et la foi. Il y développe une réflexion sur l’interaction entre l’amour et la vérité pour souligner combien chacune est dépendante de l’autre dans l’accomplissement de son registre propre. L’amour sans la vérité tourne au sentimentalisme ou au paternalisme inopérant. La vérité sans l’amour peut être efficace, mais risque toujours de s’enfermer dans une gnose ou une technique qui oublient la dimension propre de la personne humaine. Ainsi Benoît XVI nous dit : « Seule, la charité, éclairée par la lumière de la raison et de la foi permettra d’atteindre des objectifs de développement porteurs d’une valeur plus humaine et plus humanisante. »

Il nous donne ainsi un des thèmes centraux de tout l’ouvrage qui est le développement. La réflexion du pape sur le développement s’inscrit d’abord dans la tradition de la doctrine sociale de l’Église, au moins pour la période moderne, qui remonte à la fin du XIXe siècle avec l’encyclique de Léon XIII Rerum Novarum de 1891. Dans cette relecture historique, il accorde une attention très particulière au Concile Vatican II, notamment à la Constitution Gaudium et Spes, et à l’encyclique de Paul VI Populorum Progressio de 1967, consacrée au « développement intégral » de l’homme. « Intégral », signifie que ce développement concerne l’ensemble de l’humanité et la totalité des personnes dans chacune de leurs dimensions. Ensuite, Benoît XVI fait une lecture de la situation présente à la lumière de ce programme vieux de plus de quarante ans. Il relève les progrès qui ont pu être accomplis, mais il souligne aussi l’aggravation de certaines situations, notamment dans l’écart croissant entre une richesse de plus en plus grande pour certains, certains individus et certains pays, et, d’autre part, une pauvreté de plus en plus profonde de certains pays et de certaines personnes à l’intérieur de chaque pays.

La permanence, et même parfois l’accroissement, des inégalités ne peut pas être passée sous silence. Elle pose inévitablement la question des modèles de croissance et des modes de vie. Une certaine logique, même implicite, consiste à laisser jouer la dynamique d’un développement économique exponentiel en se contentant de mettre en place des parades aléatoires pour traiter les cas de ceux qui sont victimes de ce développement ou tout simplement oubliés dans le développement. Mais en fait, il s’agit souvent d’un palliatif marginal, même s’il est coûteux, et parfois très coûteux. On réagit par des modes de traitement social des situations de pauvreté sans accepter que l’équilibre général du système puisse être mis en question. On privilégie le traitement circonstanciel à court terme plutôt que d’affronter les questions structurelles.

De même, une conception exclusivement économique et financière du développement risque de laisser en jachère tout une partie de ce qui constitue la plus grande richesse des échanges humains, à savoir la culture. Ceci est vrai pour chaque pays, mais aussi pour le développement international tel qu’il se vit dans la mondialisation. Peut-on réellement parler d’échanges humains quand la spécificité humaine de la relation est négligée ou occultée ? Jusqu’à quel point la maitrise économique et financière devient-elle le vecteur d’une domination culturelle qui vise à imposer à toutes les sociétés les standards de nos sociétés industrialisées ? Jusqu’à quel point certaines aides économiques sont-elles conditionnées par des obligations d’ajuster les modes de vie à nos critères, privant les plus pauvres de la dignité de leur liberté et privant le monde de la richesse de leur sagesse ?

Cette relecture de la situation présente sous la catégorie du développement a l’avantage de ne pas poser seulement la question de la lutte, toujours nécessaire et urgente, contre le sous-développement et ses fléaux principaux qui sont, encore aujourd’hui, la faim, les maladies liées à la malnutrition et les violences sociales, découlant d’une misère désespérée. Elle pose aussi la question de la qualité du développement que nous avons connu dans les pays industrialisés et de son évaluation morale. En effet, la vision anthropologique centrale qui sous-tend tout le propos de l’encyclique est élaborée sur la base de la responsabilité humaine que je définirais ainsi : chaque homme se réalise en posant des choix réfléchis, libres et volontaires dont il est prêt à rendre compte en conscience et devant autrui. Selon la vision que Benoît XVI met en œuvre, il n’y a aucun domaine d’activité humaine qui échappe à la responsabilité morale. Ni le domaine économique, ni le domaine financier, ni le domaine technologique, ni le domaine de la recherche scientifique. C’est la moralité qui définit la valeur spécifiquement humaine des actions entreprises. Elle ne peut pas être seulement une question que l’on pose a postériori quand tout est fini et décidé, pour aménager des corrections aux marges. Elle est inhérente à la totalité de la démarche opérationnelle, elle doit en être un élément constituant permanent. Elle repose sur une évaluation des finalités visées et des moyens mis en œuvre pour atteindre les objectifs. C’est la question du sens de l’action humaine personnelle et collective. La justice et le bien commun sont les deux critères pour évaluer ce qui est conforme à un développement vraiment humain.

Contrairement à ce que beaucoup pensent, cette obligation de la moralité n’est pas un luxe pour périodes calmes ou prospères. Et elle ne conduit pas ceux qui l’assument à l’inefficacité économique ou sociale. Elle est la condition préalable pour que l’activité humaine ne soit pas un simple effet incontrôlable et incontrôlé des mécanismes économiques ou financiers, mais pour qu’elle garde sa spécificité réellement humaine d’action responsable de l’homme pour l’homme. Bien souvent d’ailleurs l’intérêt bien compris conduit à prendre en compte cette dimension éthique de l’agir social.

Pour illustrer ce point, je voudrais simplement prendre trois exemples qui marquent l’organisation de notre vie en société :

1. La prise en considération de l’investissement humain dans le fonctionnement des entreprises. Le capital social n’est pas simplement l’apport financier, même s’il est nécessaire. Il est principalement la participation qualifiée des hommes et des femmes agissant dans l’entreprise. Nous voyons bien que de nouvelles conceptions managériales ont pris pour base cet objectif d’associer les collaborateurs au projet de l’entreprise, jusqu’aux derniers échelons de la chaine des personnels. Car il faut bien reconnaître que les hommes n’apportent pas seulement leur capacité de production à leur entreprise, mais aussi leur engagement personnel. Ainsi, leur capacité de production ne se réduit aux éléments quantifiables mais inclut aussi leur apport culturel.

2. Le développement accéléré de la mondialisation provoque une inévitable redistribution des fonctions entre les états, les acteurs économiques et la société civile. L’internationalisation croissante des centres de décision économique et financière oblige à reconsidérer les conditions d’exercice du pouvoir des états nationaux mais aussi les possibilités de participation de la société civile. Cette nouvelle distribution des pouvoirs appelle des aménagements des institutions de gouvernance mondiale pour assurer notamment un réel contrôle des marchés financiers et des formes adaptées de l’exercice de la subsidiarité respectant la place des organisations syndicales et associatives. ;

3. L’encyclique développe à plusieurs reprises une réflexion sur la gratuité et le don. Reprenant implicitement les résultats de travaux ethnologiques et anthropologiques sur le don et l’échange, le Pape invite à prendre en considération la catégorie du don comme constitutive de la dimension proprement humaine des relations entre les personnes et les sociétés. C’est par le don que la gratuité trouve son expression pratique. Sans doute, ces réflexions sont-elles familières et admises pour analyser les relations privées et affectives. Elles le sont beaucoup moins quand on essaie de les appliquer aux échanges économiques et financiers. Dans la pratique, et dans la réflexion de beaucoup, les échanges économiques ne sont compris que dans les catégories contractuelles des échanges de biens mesurables et quantifiables. Mais le contrat, au sens strict, rend-il compte vraiment de la nature anthropologique des relations sociales ? L’homme n’apporte-t-il à l’économie que ses forces de production ou ses capitaux ? Quelle place sommes-nous prêts à reconnaître aux dimensions gratuites de la relation sociale ?
Mais on peut, et on doit, aller encore plus loin. La gratuité et le don ne sont pas des éléments hétérogènes par rapport aux relations économiques humaines. Ils sont des éléments constitutifs qui ont aussi un effet positif et producteur de bien social dans le développement économique.

En conclusion, je dirais que cette encyclique, imposante par sa taille et la multiplicité des sujets qu’elle aborde, est cependant unifiée par une perspective générale sur la responsabilité dans l’action économique et sociale. C’est le service de l’homme qui est le critère ultime et définitif du projet social. Ce n’est pas l’homme qui est au service d’un projet social. Mais quel service de l’homme, quelle promotion de l’homme sont recherchés ? Autrement dit, quels sont les modèles d’humanité qui servent de référence pour établir une évaluation de l’action économique ? Comment est respectée l’unité de la personne humaine dans tous les domaines de sa vie ? Comment éviter de fractionner la perception de l’homme en fonction des critères de production ou en fonction des critères de consommation ? Comment reconnaître et servir l’unité de la personne humaine ? Un homme n’est jamais seulement un consommateur, jamais seulement un producteur, jamais seulement un esthète, jamais seulement un mystique. Il est tout à la fois un être de relation et de production, de consommation et d’échange gratuit, un être socialisé et acculturé. Cette encyclique est donc un commentaire d’une loi fondamentale de la doctrine sociale de l’Église reprise de Populorum Progressio : « pour tout l’homme et pour tous les hommes ».

+ André cardinal Vingt-Trois
archevêque de Paris

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